Les miettes d’une femme syro-phénicienne (Mc 7,24-31)

Parallèle : Mt 15,21-28

Nous n’avons pas attendu la réaction des pharisiens et des scribes venus de Jérusalem. Jésus part, soudainement, dans la direction opposée à celle de Bethsaïde (destination prévue en 6,35), vers un territoire païen… là où le risque d’être en contact avec l’impureté est encore plus grand !

L’audace discrète de l’Évangile (7,24)

7, 24 En partant de là, Jésus se rendit dans le territoire de Tyr. Il était entré dans une maison, et il ne voulait pas qu’on le sache. Mais il ne put rester inaperçu.

A Tyr, en Phénicie

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Ce déplacement ne peut s’assimiler à une fuite par crainte de ses contradicteurs pharisiens mais constitue, au contraire, une réponse en actes au débat précédent. L’Évangile n’est soumis ni à une tradition particulière, ni à des frontières, et n’a crainte d’aller au cœur du monde dit impur. Comme il s’était rendu chez les pécheurs et publicains (2,13-17) ou en Décapole (5,1-20), Jésus se risque en terre hostile. Cependant, Marc précise qu’il tient à y demeurer discret. Pourquoi cette absence volontaire de mission ?

En premier lieu, pour Marc, l’annonce de l’Évangile, y compris en terre païenne, n’est pas de l’ordre d’une conquête agressive, mais suit un mode d’attraction. Il en fut de même en Galilée, où les foules viennent à lui, plus que lui sur des lieux de foule (1,35; 6,31). Ses succès et sa célébrité, du fait de son message et de ses guérisons auprès de quelques-uns, font, là aussi, qu’il ne peut rester isolé bien longtemps. Il en sera ainsi en ce territoire païen où va se révéler une attente d’un salut, plus ou moins équivoque, à son encontre.

D’autre part, l’absence volontaire de mission exprime un changement de monde. En terre païenne, comme ce fut le cas en Décapole, les discours et les miracles ne peuvent être entendus de la même manière. Les paroles et paraboles, annonçant l’avènement du règne du Dieu d’Israël et de son Messie, ne trouveront pas le même écho auprès de gens qui adorent d’autres dieux et souvent méprisent Israël. En cette région, les miracles de Jésus seraient perçus comme les exploits d’un guérisseur juif parmi d’autres thaumaturges de toutes religions.

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Israël, Tyr et les Nations

Outre une donnée historique possible, le territoire de Tyr rappelle la venue du prophète Élie dans cette même région, à Sarepta (1R 17,1-24). Les parallèles entre ce récit et l’épisode de la femme syro-phénicienne sont nombreux : Élie y rencontre une femme veuve païenne et le prophète d’Israël fera revivre son fils. Le récit d’Élie à Sarepta fait également mention d’un repas, durant une famine, ainsi que la foi de la veuve qui finit par reconnaître je sais que tu es un homme de Dieu, et que la parole du Seigneur est vraiment dans ta bouche (1R 17,24).

Le territoire de Tyr pourrait illustrer, également, le lien entre Israël et les nations. Pour construire le Temple de Jérusalem, David et Salomon firent appel au roi de Tyr, Hiram (2S 5,12; 1R 5,15). Hiram, le païen, à l’écoute du projet de Dieu proclamait : Béni soit aujourd’hui le Seigneur qui a donné à David un fils sage qui commande à ce grand peuple ! (1R 5,21 ; 2Ch 6,16) Ce passage en territoire de Tyr puis, plus tard, de Sidon, rappelle cette vocation d’Israël à être la lumière des nations afin que tous reconnaissent le Dieu d’Israël comme unique et vrai Dieu : Moi, le seigneur, […] j’ai fait de toi l’alliance du peuple, la lumière des nations, pour ouvrir les yeux des aveugles… (Is 42,6-7).

Ainsi, l’avènement attendu du règne de Dieu implique sa souveraineté sur les nations païennes : La fille de Tyr, par des présents, déridera ton visage [Seigneur], et les peuples les plus riches, par maint joyau serti d’or (Ps 44/45,13-14). Dieu manifestera sa Justice sur tous. Ainsi parle le Seigneur : Je viens contre toi Sidon, je vais être glorifié au milieu de toi. On saura que je suis le Seigneur lorsque, d’elle, je ferai justice et que je manifesterai en elle ma sainteté (Éz 28,22).

Jésus entre dans cette maison, avec ses disciples, comme s’il était ici chez lui. Sa venue dans la région de Tyr vient éclairer ce lien entre l’Évangile, le règne et les nations.

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Une femme (7,25-26)

7, 25 Une femme entendit aussitôt parler de lui ; elle avait une petite fille possédée par un esprit impur ; elle vint se jeter à ses pieds. 26 Cette femme était païenne, syro-phénicienne de naissance, et elle lui demandait d’expulser le démon hors de sa fille.

Une vraie païenne

La mise en scène rejoint celle de l’épisode de Jaïre. Jésus, à peine débarqué, voit un parent venir se jeter à ses pieds en vue de la guérison de son enfant. Mais nous ne sommes plus face à un notable de la synagogue. C’est une femme grecque, non-juive et syro-phénicienne de naissance1 encore plus impure au contact de sa fille possédée. Il n’y a plus de doute possible, elle est une vraie païenne, attirée par la réputation d’un guérisseur juif. Tout la sépare du Christ, du moins en apparence.

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Le dialogue de foi (7,27-28a)

7, 27 Il lui disait : « Laisse d’abord les enfants se rassasier, car il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » 28a Mais elle lui répliqua : « Seigneur, les petits chiens, sous la table, mangent bien les miettes des petits enfants ! »

Les enfants contre les chiots

La réponse négative égratigne sans doute notre représentation doucereuse de Jésus. Pourquoi n’est-il pas touché par la demande d’une mère pour son enfant malade ? Comme dans le reste de l’évangile, la foi en Jésus, tout comme ses paroles et ses actes, ne se fonde pas tant sur une sensiblerie que sur un événement à révéler : le règne de Dieu en son Christ.

Dans ce dialogue, Jésus met en avant la séparation entre Israël (les enfants qui prennent part au repas) et les nations (les chiots situés loin de la table). Le pain de l’Évangile du règne de Dieu est destiné à Israël, aux purs suivant la Loi, et pas à être gaspillé, jeté dehors à de vulgaires chiens errants2. Les païens ont leurs propres divinités pour chasser leurs propres démons. Jésus renvoie donc la femme à son monde, ses cultes et ses guérisseurs… Cependant, il n’oppose pas les purs d’Israël aux chiens de païens. Les termes employés, enfants et chiots, montrent déjà une convergence : l’un et l’autre diffèrent mais, tous deux ont besoin de grandir, de mûrir… de se convertir. Enfants d’Israël et chiots des nations sont décrits en termes d’attente.

Or cette femme va justement, ici, témoigner de la maturité de sa foi en Jésus. Elle ne répète pas une demande éplorée pour sa fille, mais se place dans la logique du règne. Elle est d’abord la première, de tout l’évangile de Marc, à l’appeler Seigneur (kurios/κύριος), un terme désignant le plus souvent Dieu chez Marc3. Ensuite, elle donne entièrement raison à Jésus. Elle acquiesce à sa Parole. À cette table, par sa naissance, elle n’a (logiquement) pas sa place. Les enfants d’Israël sont les destinataires du pain du Seigneur. Ce faisant, à travers son désir de manger les miettes du repas, elle reconnaît le Dieu d’Israël comme rédempteur.

Ainsi, elle réinterprète la parole de Jésus, en plaçant les chiots sous la table. Elle ne se situe plus hors de la maison ou loin de la table. Elle s’immisce dans ce repas, comme la femme hémorroïsse venait dans la foule, par derrière. Inutile donc de jeter le pain, elle recevra sa part, ces miettes de la surabondance que les enfants ont laissé tomber. Et voilà sa vraie foi : prendre part au repas de son Seigneur et en faire vivre son enfant.

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Va ! (7,28b-31)

7, 28b Alors il lui dit : 29 « À cause de cette parole, va : le démon est sorti de ta fille. » 30 Elle rentra à la maison, et elle trouva l’enfant étendue sur le lit : le démon était sorti d’elle. 31 Jésus quitta le territoire de Tyr ; passant par Sidon, il prit la direction de la mer de Galilée et alla en plein territoire de la Décapole.

La lumière des nations

Par sa parole, la femme syro-phénicienne a fait preuve d’une pure et véritable foi en Jésus. Dès lors, le démon et le mal sont vaincus : ils n’ont plus leur place dans sa maison. La scène est paisible : une fillette dort du sommeil du juste. À la suite d’Élie (1R 17), la présence du Christ ouvre la porte de la foi aux païens depuis Tyr, jusqu’à Sidon et enfin la Décapole.

Géographiquement, le trajet décrit ne suit nullement une ligne droite4. Jésus fait un long détour vers Sidon, sans logique apparente. Cependant, les lieux cités relatent le voyage de Jésus sur toute la terre de l’incroyance : Tyr, Sidon, la Décapole et cette Galilée où vivent aussi de nombreux païens. Et sur cette terre, la semence d’Évangile y pousse et porte du fruit. Bien plus, Jésus se révèle comme Celui qui apporte le salut jusqu’aux confins du monde, lumière des nations, pour ouvrir les yeux des aveugles (Is 42,6-7) et faire parler les muets…

  1. Chez Matthieu, la femme est qualifiée de Cananéenne et sa demande est plus qu’insistante (Mt 15,22-23). ↩︎
  2. Sauf dans le livre de Tobit, le chien a une mauvaise réputation dans la Bible. Il est l’animal sans valeur, qui erre, dévore les aliments impurs jusqu’au cadavre de Jézabel la Sidonienne (2R 9,36). ↩︎
  3. Le terme est par ailleurs mis quasi-exclusivement dans la bouche de Jésus comme en 2,28, 5,19 ou 11,3. ↩︎
  4. Cf. carte supra ↩︎
François BESSONNET
François BESSONNET

Bibliste et prêtre (Vendée). → bio

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