Ce dossier sur la Bible et la bande-dessinée se compose de deux parties :
- Partie I : Bible et phylactères - analyse du genre
- Partie II : Des "bibles" en BD - choix et critiques
Partie I - Bible et phylactères
1 - Quand la bande-dessinée illustre la Bible
Qui de nous n’a jamais reçu ou n’a jamais offert, à l’occasion d’une première communion ou d’une confirmation, une Bible avec des images ou en bande dessinée (BD) ?
Aujourd’hui encore la BD est souvent considérée (à tort) comme un moyen de rendre accessible le texte biblique à des lecteurs (notamment les plus jeunes) pour qui la Bible semble difficile.
Mais que peut-il y avoir de commun entre ces « petits mickeys », comme l’on disait, autrefois, familièrement, et les « Saintes Écritures » ? Entre des pages crayonnées par des humains et la Parole de Dieu ? La BD et la Bible possèdent pourtant un mot commun, celui de phylactères. Dans le judaïsme, ce sont de petits réceptacles de cuir contenant des passages bibliques (Mt 23,5). Dans la bande dessinée, ils désignent ce qu’on appelle communément les bulles, servant à donner la parole à un personnage ou au narrateur.
2 - Un langage
La BD ne peut se réduire à la seule illustration. Elle est aussi un art et avant tout langage et expression. Elle est capable, comme toute œuvre de création, de parler du dessein de Dieu dans un langage humain : le graphisme. Plus d’une dizaine d’albums « bibliques » sont parus ces trois dernières années.
- Certains sont des adaptations d’un livre particulier : La Genèse de R. Crumb, La Genèse 1 et 2 et L’Évangile de Matthieu de J.-C. Camus et M. Dufranne, ou encore Manga La Métamorphose de K. Shinozawa (sur le livre des Actes des Apôtres).
- D’autres s’appuient sur un ensemble de livres : Manga Le Messie de H. Kumai et K. Shinozawa (les quatre évangiles) ou La Bible en BD de M. Pearl et D. Bulanadi.
- Quant à David Ratte, avec sa trilogie Le Voyage des pères, il préfère s’écarter du récit évangélique (sans le perdre de vue) pour suivre, amusé, trois pères à la recherche de leurs rejetons… lesquels s’appellent Pierre, Matthieu et Judas !
3 - Une interprétation
Adapter la Bible en BD, organiser en images un récit biblique, pourrait donner naissance à des albums similaires, ne se distinguant les uns des autres que par leur graphisme et leur mise en couleur. Pourtant, ils sont très différents. Dessiner c’est faire œuvre de création.
Dessiner la Bible c’est déjà l’interpréter. La sélection des épisodes et des textes, l’adoption d’un style, la mise en scène d’une vignette ou d’une page ne sont jamais neutres. Les auteurs nous livrent ainsi, non pas « une » Bible illustrée, mais « des » lectures différentes de la Bible. L’attention au style graphique et au scénario (dans son rapport au texte biblique) donne déjà des critères pour nous aider à saisir l’originalité et la spécificité de chacune des œuvres.
4 - Le style graphique comme angle de lecture
La BD est un art et, dans cet art, il y a divers genres : « roman graphique », « comic », « manga », etc. Le style graphique donne un angle de lecture particulier. Non seulement il crée le cadre et l’ambiance du récit, mais il oriente l’interprétation du texte biblique.
La fraîcheur manga
Le Messie, La Métamorphose
Très couru dans le monde des adolescents, le manga, d’origine japonaise, se caractérise par son trait sommaire et ses couleurs vives. C’est le règne des onomatopées et des « whoush !! », « wham ! », « gloups ! », « mpff » ou « grrr… ». H. Kumai et K. Shinozawa soulignent ainsi, avec un humour propre au genre, l’étonnement des disciples, la colère des opposants, la joie des disciples ou de Jésus. Jeunes, beaux, puissants, les apôtres (La Métamorphose) comme le Christ (Le Messie) sont de vrais personnages de l’univers manga. Ce style se prête bien à la mise en images des apparitions angéliques et des miracles, au risque néanmoins de réduire l’identité des héros à celle de surhommes dotés de pouvoirs magiques. Passée cette difficulté, les deux albums mêlent humour, merveilleux et drame, donnant aux Écritures une vraie fraîcheur. Une déception : un manga se lit habituellement de droite à gauche (sens de lecture des japonais – ce qui joue sur le graphisme et la mise en page) mais l’édition française n’a pas su tenir ce pari.
La noirceur du comic
La Bible en BD
Les dessins de D. Bulanadi semblent tout droit sortis des « comics » américains des années cinquante (terme qui désigne tout illustré pour les jeunes, pas seulement ceux qui sont comiques). Les personnages bibliques endossent les rôles de super-héros qui affrontent des forces maléfiques aux allures de monstres d’acier. Mise en page et dessins imitent souvent le cinéma hollywoodien : Moïse ressemble étrangement, jusque dans ses attitudes, au Charlton Heston des Dix Commandements de Cecil B. DeMille (1956).
La pagination noire donne sa « couleur » à la BD : tout est sombre, violent et lié à la vengeance. Le feu et le sang sont plus présents que les visages joyeux. Le merveilleux des mangas japonais était radieux, celui de cette œuvre est redoutable. Tout est dit dans le dessin : la Bible, selon les auteurs, raconte un combat terrifiant entre le bien et le mal. Good and Evil est d’ailleurs le titre original de l’album.
Le classicisme du graphisme
Genèse 1 & 2, L’Évangile de Matthieu
Cette collection bénéficie des dessins plutôt réalistes de D. Zitko (Genèse) et D. Talajic (Matthieu). Les vignettes, dans une succession de tableaux et de nombreux portraits, concourent à donner de la gravité au récit biblique, mais l’ensemble souffre d’un manque de rythme et de mouvement. Tout semble figé. Scénario et dessins veulent aller à l’essentiel, lequel (on le regrette) passe finalement par des lieux communs.
Exemples : dans la Genèse 1re partie, l’arche de Noé ne diffère pas des images des « histoires saintes » de jadis (p. 18) ; dans l’Évangile de Matthieu, la multiplication du pain est illustrée par une communion sur la langue (p. 64). On comprend la symbolique, mais celle-ci enferme le texte dans un modèle eucharistique donné.
Bien que la série privilégie les couleurs chaudes, les partis pris esthétiques donnent au style une certaine froideur, un classicisme sans grande originalité.
La drôlerie du trait
Le voyage des pères
Dans la catégorie BD franco-belge, dont le dessin n’est pas sans rappeler le style « gros-nez » (ce n’est pas péjoratif, loin de là !) des albums pour la jeunesse, D. Ratte opte pour un trait simple, mais efficace. Les paysages de la Galilée ou de Jérusalem et les expressions des personnages sont élégamment servis par ce type de graphisme. D’emblée, la légèreté du trait et les couleurs aquarelle installent le récit dans un cadre pacifié et une ambiance sympathique et drôle, ce qui n’enlève rien au sérieux du scénario.
La puissance du crayon
La Genèse
Dans le style qui lui est propre, R. Crumb choisit le noir et blanc. Les personnages sont puissamment crayonnés, et rien n’est gommé, y compris les passages violents ou crus. On l’aura compris, cette BD conviendra moins aux plus jeunes. Mais le résultat est édifiant : le dessin brut demeure au service du texte, sans trahir ce dernier, jusqu’à en respecter le moindre détail. Même si Dieu demeure un vieillard barbu, on a plaisir à relire ainsi la Genèse. Certes il faut aimer le style assez “cru” de Crumb, mais la qualité de l’illustration demeure indéniable.
5 - Le scénario et son rapport au texte biblique
Illustration, adapation, création
Beaucoup de ces parutions s’appuient sur une traduction existante, comme la Bible Osty-Trinquet (La Bible en BD), la Bible Segond 1910 (J.-C. Camus et M. Dufranne), la Bible Parole vivante de A. Kuen (Le Messie, La Métamorphose). Aucune n’utilise évidemment le texte dans son intégralité. Chaque auteur se positionne ainsi d’une manière différente vis-à-vis du livre biblique : du souci de la fidélité à la volonté affichée de s’en écarter. On distinguera ainsi trois types de relation au texte : l’illustration, l’adaptation et la création.
L'illustration
Elle veut mettre en images ce qui est écrit, sans rien enlever ni ajouter. C’est la démarche avouée de R. Crumb. Respectueux du texte, il le prend à la lettre sans être littéraliste. Son dessin tient compte de ses recherches – qu’il nous livre en appendice (p. 213 s.). Le crayon demeure ici au service du récit biblique y compris dans ses aspérités. Crumb illustre avec talent tant les scènes crues ou violentes que les scènes de tendresse.
Parmi les illustrateurs de la Genèse, il est le seul à bien distinguer les deux récits de création (Gn 1 et Gn 2–3). Ses concurrents (Camus-Dufranne et Pearl), pour des raisons pédagogiques ou à cause d’une lecture littéraliste, ont préféré éluder la difficulté et n’en faire qu’un seul et même récit.
L'adaptation
Cette catégorie peut se subdiviser en trois. Certains auteurs ont choisi d’adapter un livre biblique (Camus-Dufranne) ; d’autres, de relater une épopée à travers une sélection de textes (les mangas). Enfin le dernier type d’adaptation présente la Bible par le biais d’une théologie, voire d’une idéologie (Pearl).
L'adaptation littéraire
Dans la Genèse 1 & 2 et l’Évangile de Matthieu, les scénarios de J.-C. Camus et M. Dufranne cherchent à rendre et, parfois, à éclairer le texte biblique. Ce type d’adaptation est courant pour les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale. Quoique proche de l’illustration, il s’en différencie ici par des raccourcis (la non-distinction des récits de création) et par l’addition de gloses (des dialogues et des onomatopées – parfois inutiles – viennent s’adjoindre au texte au point de se confondre avec lui).
Dans sa sélection, l’adaptation omet parfois des épisodes essentiels (ainsi l’annonce faite à Joseph dans l’Évangile de Matthieu). De même, sans doute par souci du jeune public, elle préfère ignorer les « doublets » (Gn 12 et Gn 20 : Sara avec Pharaon d’un côté et Abimélek de l’autre) ou les épisodes scabreux (Gn 19 : Loth et ses filles). Le résultat donne des albums assez sages. Le texte-source perd ses aspérités, ses contradictions au profit d’une « belle histoire » continue… ce que ni la Genèse ni l’évangile selon Matthieu ne sont vraiment.
L'adaptation historicisante
Dans le manga Le Messie, la couleur est annoncée dès la dédicace : « Aux nombreux témoins oculaires de ces événements… qui ont mis tous ces faits par écrit… afin que nous puissions savoir ce qui s’est réellement passé. » Comme le scénario est fait d’une sélection d’épisodes tirés des quatre évangiles, la cohérence de chaque évangile disparaît. Encore une fois, les difficultés narratives sont aplanies pour laisser place à une histoire unique et lisse.
Heureusement, les auteurs ont eu la bonne idée d’indiquer en bas de page les références bibliques qui fondent leur scénarisation en mosaïque et, au bout du compte, Jésus demeure une figure énigmatique. Si le second manga (La Métamorphose) suit, en gros, la trame des Actes des apôtres, la démarche reste la même : raconter l’histoire des premiers chrétiens en la ponctuant de résumés (approximatifs) des lettres de Paul.
Malgré tout, par leur mise en scène ludique, Le Messie et La Métamorphose peuvent tenir en haleine un public adolescent et l’amener à s’intéresser par la suite aux livres bibliques eux-mêmes.
L'adaptation doctrinale
La Bible en BD de M. Pearl en est, hélas, un exemple-type. Prise comme outil d’évangélisation, la BD sert une idéologie. Le Dieu ainsi dessiné est un Dieu de la peur et non un Dieu de grâce. Pour lui plaire et éviter sa vengeance, les patriarches et les prophètes ne cessent de lui offrir des sacrifices sanglants.
Au pied de la croix, le centurion proclame sa foi, non pas en contemplant le crucifié, mais par peur du tremblement de terre : « Le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus, ayant senti la secousse et ce qui arrivait, eurent très peur et dirent : Vraiment celui-ci était Fils de Dieu » (p. 270).
Cette interprétation des Écritures comme des récits valorisant la lutte du bien et du mal, à la limite du dualisme, contredit le Dieu biblique qui fait alliance avec l’humanité par Israël.
Dans la Bible, Dieu est complexe : créateur, libérateur, berger, guerrier, juge, père, passionné, coléreux, miséricordieux, etc. On ne peut le réduire à un ou deux aspects. Seuls les épisodes qui développent sa théologie conservatrice sont choisis par M. Pearl.
Rien d’étonnant quand on sait qu’il est le fondateur du mouvement américain No Greater Joys qui affiche clairement une pensée créationniste. S’il voulait « apporter le message de Jésus-Christ à ceux qui n’ont l’ont jamais entendu », cet album pourrait bien rendre certains lecteurs encore plus hermétiques à la foi chrétienne.
La création
Dans Le Voyage des pères, D. Ratte fait le pari de parler de Jésus sans reprendre le récit de l’un ou l’autre évangile. Il se focalise non pas sur Jésus, mais sur ce que des témoins peuvent en dire. C’est pourquoi il a inventé trois pères (Jonas, Alphée et Simon – dont les noms sont juste cités en Mt 16,17, Mc 2,14 et Jn 6,71) à la recherche de leurs fistons respectifs (Pierre, Matthieu et Judas) partis à la suite de Jésus.
Si Ratte décale son scénario par rapport aux évangiles, il est peut-être celui qui en rend compte le mieux. En effet, ses trois tomes respectent en tout point la ligne dramatique principale des évangiles. Dans le premier, Jonas, nous nous interrogeons avec les pères des apôtres sur l’identité de Jésus, Fils de Dieu : est-il faiseur de miracles ? Doux rêveur ? Avec le second tome, Alphée, grandit la contestation (même les miracles dérangent) et apparaît la genèse du drame qui se dénoue à la fin du troisième, Simon. Dans ce dernier album, il est d’ailleurs édifiant de comparer le personnage du centurion qui a vu mourir Jésus à celui mis en scène par M. Pearl : l’écart est énorme !
Ratte surprend par son trait et l’originalité du scénario. Il nous fait découvrir comment des gens qui entendent parler de Jésus sans le rencontrer voient leur vie bouleversée par lui. Il n’y a là rien de prosélyte. La distance et l’humour sont constants, avec clins d’œil, anachronismes et dialogues savoureux. La qualité du scénario excuse quelques approximations et il faudrait être un esprit chagrin pour lui en vouloir. Le récit en vaut la chandelle. Il permet au lecteur, jeune ou adulte, de s’engager aux côtés de ces pères, notamment Jonas, caractériel mais attachant, et, peut-être, de faire un chemin de foi grâce à lui et à ses compagnons.
Un paradoxe
Certaines adaptations qui déclarent faire œuvre d’évangélisation semblent plus appauvrir le texte biblique qu’ils ne l’enrichissent. Le déficit d’une lecture critique de la Bible (historique et littéraire) par les auteurs en est peut-être une des causes. Paradoxalement, seules les œuvres « gratuites » de David Ratte et de l’agnostique Robert Crumb paraissent, au fond, plus fidèles au texte biblique – que ce soit à la lettre (Crumb) ou à l’esprit (Ratte). Nous aurions tort de justifier l’art de la BD biblique par le seul souci de rendre plus « abordable » la lecture des Écritures. Dessiner, c’est déjà interpréter. Les albums ici présentés le montrent assez. Avec leurs qualités et leurs défauts, ils peuvent être l’occasion d’un dialogue et d’une relecture critique avec un groupe de jeunes, un groupe biblique, voire avec des acteurs du monde de la BD.
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Article paru aux Cahiers Évangile, n° 153, sep. 2010, Cerf, p.60-64, (en ligne) et mis à jour sur ce site.