Désert 15 – Jetez-le dans cette citerne du désert (Gn 37)

Notre désert est celui qui nous est rapporté dans la première lecture de ce jour, tiré du livre de la Genèse  Gn 37,3-4.12-13a-17-28b… mais nous serons plus courageux, nous irons jusqu’au verset 36.

« Ne répandez pas son sang : jetez-le dans cette citerne du désert. » Gn 37,22.

Ce malheureux qui sera jeté dans cette citerne se nomme Joseph, le jeune fils de Jacob-Israël.

Anna Bilińska, Joseph vendu par ses frères, XIX°

La fraternité en danger

Jacob-Israël, le patriarche, a maintenant onze fils. Dix que lui a donné Léa, et ce petit dernier de son épouse aimée Rachel laquelle longtemps fut stérile. Jacob est très attentionné vis-à-vis de cet enfant, le comblant des plus belles tuniques. Joseph est aussi l’enfant dont les songes annoncent sa suprématie sur ses frères… Bref, vous l’avez deviné, comme le dit le récit, ses dix frères se mirent à le détester, et ils ne pouvaient plus lui parler sans hostilité (v.3), et ils furent jaloux de lui (v.11). Il ne s’agit pas de pointer les torts aux uns et aux autres : orgueil du gamin, jalousie des frères et déni du père. Car l’enjeu n’est pas là.

Nous sommes dans le livre de la Genèse, et le récit de l’humanité avait commencé dans le sang fraternel d’Abel versé par Caïn (Gn 4). Le récit de Joseph soulève à nouveau ce thème de la fraternité brisée qu’il est désormais nécessaire de reconstruire. Jacob envoie son fils préféré en lui disant : Va, je t’envoie vers tes frères. Et Joseph répondit : Me voici ! (37,13) C’est donc la mission de Joseph de retrouver ses frères. Sur le chemin, alors que l’enfant s’est égaré, il interroge un passant (passage omis par la liturgie) : « Je cherche mes frères. » En suivant Joseph nous posons nos pas sur une voie de fraternité au sens fort du mot, mais un chemin qui trouvera son issue seulement à la fin de son histoire au chapitre 45. Autant dire qu’il reste encore bien des embûches, bien des épreuves, et beaucoup de chemin.

Zygmunt Sokołowski, Joseph vendu par ses frèresi, 1883

Au fond du puits

Quand Joseph arrive ce ne sont plus vraiment des frères qui le reçoivent, et lui-même est réduit à ce quolibet « l’expert en songes ».

Ceux-ci l’aperçurent de loin et, avant qu’il arrive près d’eux, ils complotèrent de le faire mourir. Ils se dirent l’un à l’autre :« Voici l’expert en songes qui arrive ! C’est le moment, allons-y, tuons-le, et jetons-le dans une de ces citernes. Nous dirons qu’une bête féroce l’a dévoré, et on verra ce que voulaient dire ses songes ! » Mais Roubène les entendit, et voulut le sauver de leurs mains. Il leur dit : « Ne touchons pas à sa vie. » Et il ajouta : « Ne répandez pas son sang : jetez-le dans cette citerne du désert, mais ne portez pas la main sur lui. » Il voulait le sauver de leurs mains et le ramener à son père. Dès que Joseph eut rejoint ses frères, ils le dépouillèrent de sa tunique, la tunique de grand prix qu’il portait, ils se saisirent de lui et le jetèrent dans la citerne, qui était vide et sans eau. Ils s’assirent ensuite pour manger. Gn 37,18-25a.

Le fratricide, le complot, le mensonge, la haine… tout est là. La bête féroce imaginaire qui pourrait dévorer Joseph, ce sont ses frères. Et le voilà jeté dans cette citerne du désert. Le lieu qui donne l’eau nécessaire aux hommes et aux bêtes, sert maintenant de cachot, de basse-fosse, d’oubliette. Le lieu de vie et de survie est devenu un lieu de haine et de mort. Et tandis que Joseph, dépouillé et nu, croupit dans un fond oppressant, eux partagent et mangent un pain au goût de trahison.

Mais l’exil de Joseph ne fait commencer. Du fond de la citerne, il doit maintenant aller loin, loin des frères et loin du père.

En levant les yeux, ils virent une caravane d’Ismaélites qui venait de Galaad. Leurs chameaux étaient chargés d’aromates, de baume et de myrrhe qu’ils allaient livrer en Égypte. 26 Alors Juda dit à ses frères : « Quel profit aurions-nous à tuer notre frère et à dissimuler sa mort ? 27 Vendons-le plutôt aux Ismaélites et ne portons pas la main sur lui, car il est notre frère, notre propre chair. » Ses frères l’écoutèrent. 28 Des marchands madianites qui passaient par là retirèrent Joseph de la citerne, ils le vendirent pour vingt pièces d’argent aux Ismaélites, et ceux-ci l’emmenèrent en Égypte. Gn 37,25-28

On entend les deux traditions concurrentes qui ont obligé le rédacteur à arranger son texte. Une première tradition voit Joseph vendu par ses propres frères à des marchands Ismaélites. C’est que nous entendons principalement. Mais derrière ce récit une autre tradition demeure en filigrane. Dans cette version, Joseph abandonné à la mort est récupéré par des marchands Madianites avant que Ruben ne revienne. Le verset 28 essaie de lisser ces deux traditions en introduisant la revente de Joseph aux Ismaélites.

Mais n’en restons pas à ces questions rédactionnelles toujours intéressantes. Le fratricide est ici évité, sciemment ou par accident, au profit d’un exil d’esclavage. Si Joseph reste en vie, le frère est rejeté, tiré de la citerne de la mort et vendu pour 20 pièces d’argent. Le fils préféré est réduit à l’état d’esclave émigré, exilé.

Giovanni Andrea de Ferrari, Jacob recevant la tunique de Joseph,v.1640,

Vêtements et tunique

Quand Roubène revint à la citerne, Joseph n’y était plus. Il déchira ses vêtements, revint vers ses frères et dit : « L’enfant n’est plus là ! Et moi, où vais-je donc aller, moi ? » Ils prirent alors la tunique de Joseph, égorgèrent un bouc et trempèrent la tunique dans le sang. Puis ils firent porter à leur père la tunique de grand prix, avec ce message : « Nous avons trouvé ceci. Regarde bien : est-ce ou n’est-ce pas la tunique de ton fils ? » Il la reconnut et s’écria : « La tunique de mon fils ! Une bête féroce a dévoré Joseph ! Il a été mis en pièces ! » Jacob déchira ses vêtements, mit un sac sur ses reins et porta le deuil de son fils pendant de longs jours. Ses fils et ses filles se mirent tous à le consoler, mais il refusait les consolations, en disant : « C’est en deuil que je descendrai vers mon fils, au séjour des morts. » Et son père le pleura. Quant aux Madianites, ils le vendirent en Égypte à Putiphar, dignitaire de Pharaon et grand intendant. Gn 37,29-36.

Il est beaucoup question de vêtements dans ce passage. Il y a les vêtements de Ruben qu’il déchire … mais non en guise de deuil. Il ne pleure pas sur l’enlèvement de son frère, mais sur son propre sort et son honneur : où vais-je donc aller ? Le patriarche Jacob déchirera aussi ses vêtements. Lui pleure la mort d’un fils, de son fils bien-aimé. Pourtant même son deuil profond ne pousse pas à la contrition, l’aveu ou la vérité ses autres enfants qui ne déchirent aucun de leurs vêtements.

Enfin il y a la tunique de Joseph, la seule qui ne fut pas déchirée, de grande valeur mais maculée d’un sang mensonger. Joseph est le seul personnage dont nous n’avons entendu la voix. Réduit au silence, il semble n’être plus rien cependant il le centre même du récit, le héros silencieux, muet dont on sait qu’il sera la clef de la réconciliation.

Joseph et Jésus

Complot des frères, vente contre de l’argent, sang versé … Mais aussi disparition d’un fils qui ‘réapparaîtra’ plus glorieux pour une réconciliation fraternelle. Comment ne pas lire à travers ce récit, le destin du Christ lui-même. Ils sont assez similaires. Comme si l’histoire se répétait une fois encore… Cependant, la mort en croix et le sang versé ne sont plus ceux du mensonge mais un acte d’amour livré et de fidélité intangible. Jésus demeure fidèle à l’amour du Père en vue de notre réconciliation fraternelle. La gloire de Joseph sera son ministère auprès de Pharaon, à la cour royale, la gloire du Christ est son ministère du Père sur une croix royale. Avec Jésus, la citerne du désert sera ce tombeau vide du matin de Pâque d’où sort désormais une source de vie.

En ce temps de carême, je vous invite vraiment à prendre le temps de lire cette saga de Joseph en Gn 37-45,… ce qui ne vous empêchera pas de nous retrouver demain pour un nouveau désert.


Les références

Partager cet article via :