Les premiers ouvriers de la dernière heure (Mt 20,1-16)

Parallèles : /

25ème dim. ord. (A)

Les paroles de Jésus aux Pharisiens et au jeune homme riche (Mt 19) ont surpris et bouleversés les disciples. Le refus de la répudiation, l’invitation à tout vendre pour le suivre montrent combien le Royaume des Cieux va de pair avec le refus de dominer et de posséder, notamment autrui. Il y a un temps nouveau qui est annoncé, celui de l’avènement du Royaume, temps d’une nouvelle vendange pour un vin nouveau. La parabole des ouvriers de la onzième heure, qui veut éclairer cet avènement, n’en est pas moins déconcertante.

Vendanges de hautains en automne de l'an 1390 Tacuinum Sanitatis (ca. 1390), Wien, Codex Vindobonensis Series nova 2644, fol. 54 verso

Le maître de la vigne (20,1-7)

20, 1 « En effet, le royaume des Cieux est comparable au maître d’un domaine qui sortit dès le matin afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. 2 Il se mit d’accord avec eux sur le salaire de la journée : un denier, c’est-à-dire une pièce d’argent, et il les envoya à sa vigne. 3 Sorti vers neuf heures, il en vit d’autres qui étaient là, sur la place, sans rien faire. 4 Et à ceux-là, il dit : “Allez à ma vigne, vous aussi, et je vous donnerai ce qui est juste.” 5 Ils y allèrent. Il sortit de nouveau vers midi, puis vers trois heures, et fit de même. 6 Vers cinq heures, il sortit encore, en trouva d’autres qui étaient là et leur dit : “Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ?” 7 Ils lui répondirent : “Parce que personne ne nous a embauchés.” Il leur dit : “Allez à ma vigne, vous aussi.”

Une vigne, un vigneron, des ouvriers

L’image du vignoble qu’utilise Jésus n’est pas le ‘fruit’ du hasard. La vigne est la plante la plus présente dans la Bible et représente bon nombre de fois la relation et l’Alliance entre Dieu (le vigneron), Israël (sa vigne) et son peuple (ses ouvriers). Je vous invite – si ce n’est déjà fait – écouter le récent épisode du podcast qui évoquait les vignes bibliques :

Étonnant vigneron

L’image de la vigne résonne donc aux oreilles des disciples comme l’évocation de l’Alliance et surtout d’un temps nouveau attendu où le vigneron divin viendra rebâtir sa vigne. Mais si le Royaume des cieux est comparé à cette vigne, le portrait du maître du vignoble est assez étonnant. La parabole ne met pas en avant le travail des ouvriers, elle ne parle ni de soins, ni vendanges. Le personnage principal est ce maître, qui ne cesse de sortir de son vignoble pour aller sur la place publique chercher de la main d’œuvre. Dans ce temps antique, la place du village servait de lieu habituel pour trouver un employeur, comme la place est aussi un lieu de jugement dans la tradition biblique (Ruth 4).

Ainsi, chaque heure, ce propriétaire part pour quérir des employés sans qu’il soit fait mention d’un manque de main d’œuvre… sans que ce maître-là ne questionne les uns ou les autres sur leurs compétences. Aller à ma vigne ! voilà le seul mot d’ordre, celui de rassembler ceux qui n’ont trouvé personne pour subvenir à leur revenu quotidien, personne pour les sauver sinon ce vigneron. Allez à ma vigne ! Le maître semble davantage se soucier du salut de ces gens que des besoins de sa vigne. Allez à ma vigne… et vous trouverez le salut. Ainsi agit-il depuis la première heure (6 heures) jusqu’à la onzième (17 heures), peu avant le repos du soir et la tombée de la nuit.

La rétribution (20,8-16)

20, 8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : “Appelle les ouvriers et distribue le salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.” 9 Ceux qui avaient commencé à cinq heures s’avancèrent et reçurent chacun une pièce d’un denier. 10 Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage, mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’un denier. 11 En la recevant, ils récriminaient contre le maître du domaine : 12 “Ceux-là, les derniers venus, n’ont fait qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur !” 13 Mais le maître répondit à l’un d’entre eux : “Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ? 14 Prends ce qui te revient, et va-t’en. Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi : 15 n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mes biens ? Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ?” 16 C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »

Injuste salaire ?

Que l’ouvrier reçoive son salaire au soir de chaque jour, rien de plus habituel. Qu’il reçoive un denier pour sa journée complète de travail, rien de plus normal. Mais l’attitude de notre vigneron est des plus surprenantes. La parabole et la logique du personnage peuvent nous faire réagir. Si nous sommes comptables et soucieux d’une justice respectueuse de la Loi, nous pourrions souhaiter que si le salaire convenu est d’un denier par jour, les derniers employés devraient recevoir 1/12 de denier. Ou bien si nous accueillons la générosité de l’employeur, nous attendons à ce qu’il distribue 12 deniers aux ouvriers de la première heure. C’est bien ce à quoi ils s’attendaient : un salaire plus élevé qu’un seul denier. La mesure prise par le vigneron paraît injuste au regard de ceux qui ont travaillé dur durant douze heures sans être pour autant récompensés. Est-ce cela la justice de Dieu qui vient avec ce Royaume ?

Rien n’est juste !

Le temps de la rétribution renvoie à celle attendu au jour du jugement. Et cette parabole répond aussi à la question de Pierre pour avoir tout quitté et suivi Jésus dès la première heure… Voici que nous avons tout quitté pour te suivre :  quelle sera donc notre part ?

Pierre comme les autres, même les moins méritants, recevra la même part ! Le trône promis n’est pas une récompense, mais un service. D’autre part, avec cette parabole Jésus nous fait percevoir l’enjeu même de l’avènement du Royaume et sa justice. L’entrée dans le vignoble royal et divin n’était pas conditionnée à la qualité du travail accompli, mais à la réponse donnée à l’invitation : « Venez à ma vigne ». La parabole insiste sur l’étonnante bonté de Dieu qui donne avec surabondance, et non selon les seuls mérites. Une parole qui nous rappelle le discours sur la montagne où Jésus déclarait : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes.  Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? Les collecteurs d’impôts eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? (Mt 5,44-46)

Mon ami !

Nous pouvons souligner justement combien l’attente d’une récompense fait naître, dans la parabole, une haine dans le cœur des premiers envers « l’injuste » maître du domaine… et à travers cette attitude leur propre manque de bonté envers les ouvriers de la dernière heure. Au regard d’un simple calcul bien humain, ils se sentent lésés. Ils ne veulent pas « perdre » cet avoir attendu. La logique rétributrice est comptable et enclin au désir d’avoir mieux et plus. Mais il n’en est pas ainsi dans la vigne du Royaume du Père.

Ce vigneron divin, nous l’avons souligné, est Celui qui appel à être en sa vigne. Cette participation à la vie donnée ne réduit pas pour autant l’appelé à un simple journalier. La réponse du maître du domaine aux revendications est significative : Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi. L’homme est qualifié d’ami (etairos), de compagnon, de proche. C’est là la véritable « récompense », devenir non un simple ‘ouvrier’ de la justice, mais un ‘ami’ du Juge, ou plus précisément ‘un vrai fils de votre Père qui est aux Cieux’. Cette récompense prend ici le nom d’accord. Être en accord non de manière contractuelle mais de manière amicale et filiale.

Derniers et premiers

Cet accord supposément injuste du maître du domaine, ne vise pas à valoriser chacun en fonction de ses œuvres. L’accord d’un denier pour tous vise à l’unité. Tous comptent – ont la même valeur – aux yeux de Dieu. Tous sont au même vignoble, écoutant et répondant à la même parole du vignerons, et tous pour goûter l’unique et même vin. Tous comme une multitude de frères et, sœurs, reçus au centuple. Ces premiers ouvriers ont été les derniers à reconnaître leurs compagnons en tant que tel.

Dès lors parole de Jésus les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers ne vient pas inverser une échelle sociale. Ce qui serait remplacer un privilège par un autre. Elle vient la renverser, mettre l’échelle à terre, là où les derniers et les premiers sont sur le même plan, dans un vis-à-vis fraternel.

Un royaume qui demande ainsi bien des conversions quant à la volonté de Dieu qui dépasse toute logique mondaine : ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ?

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François BESSONNET
François BESSONNET

Bibliste et prêtre (Vendée). → bio

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