Levez-vous, partons d’ici ! avait dit Jésus. Pourtant, ni lui, ni les disciples, ne montrent un quelconque déplacement. Jésus continue de livrer ses dernières paroles à ses disciples, peu avant sa Passion.
Un second discours d’adieu (15-16)
Le discours de type testamentaire aurait pu se terminer avec le chapitre précédent. Jésus avait mis fin à ses propos par cette injonction : Levez-vous, partons d’ici (14,31). Cependant, étonnamment, il poursuit ses propos. Les chapitres 15 à 17 constituent une addition à un état antérieur de l’évangile ; la fin du chapitre 14 serait logiquement suivi du récit de la Passion : Levez-vous, partons d’ici (14,31). Ayant ainsi parlé, Jésus sortit avec ses disciples et traversa le torrent du Cédron (18,1).
Les chapitres 15 et 16 développent les propos tenus par Jésus sur son départ et la condition croyante de la communauté post-pascale (Jn 14). Ils mettent en avant la nécessaire vie dans la grâce de l’union du Père et du Fils, soutenue par la présence agissante de l’Esprit. Une fois encore, le Christ se présente comme celui dont tout découle et dont l’amour, qui l’unit au Père, demeure fondateur pour les communautés. C’est ainsi que ces dernières paroles seront conclues par la prière de Jésus à son Père (Jn 17).
Moi je suis la vigne, mon Père est le vigneron (15,1-4)
Jn 15, 1 Moi, je suis la vraie vigne, et mon Père est le vigneron. 2 Tout sarment qui est en moi, mais qui ne porte pas de fruit, mon Père l’enlève ; tout sarment qui porte du fruit, il le purifie en le taillant, pour qu’il en porte davantage. 3 Mais vous, déjà vous voici purifiés grâce à la parole que je vous ai dite. 4 Demeurez en moi, comme moi en vous. De même que le sarment ne peut pas porter de fruit par lui-même s’il ne demeure pas sur la vigne, de même vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi.
La vigne biblique
De même que le discours précédent était introduit par l’image des demeures (14,2), cette nouvelle intervention débute par une métaphore : celle de la vigne. Cette image est très présente dans les écrits vétérotestamentaires. La vigne représente la figure la figure du peuple d’Israël. Pour en savoir plus sur le thème de la vigne dans la Bible, je vous renvoie à l’épisode du podcast qui lui a été consacré : #178 La vigne du Seigneur. Israël est souvent comparé à une vigne, souvent luxuriante, parfois desséchée ou aux fruits aigres, mal entretenue par les ouvriers (prêtres, rois, notables). Ainsi, entre autres, les prophètes Osée, Isaïe et Jérémie, admonestent le peuple en ces termes :
- Os 10, 1 Israël était une vigne luxuriante, qui portait beaucoup de fruit. Mais plus ses fruits se multipliaient, plus Israël multipliait les autels ; plus sa terre devenait belle, plus il embellissait les stèles des faux dieux.
- Is 5, 1 Je veux chanter pour mon ami le chant du bien-aimé à sa vigne. Mon ami avait une vigne sur un coteau fertile. 2 Il en retourna la terre, en retira les pierres, pour y mettre un plant de qualité. Au milieu, il bâtit une tour de garde et creusa aussi un pressoir. Il en attendait de beaux raisins, mais elle en donna de mauvais.
- Jr 2, 21 Moi pourtant, j’avais fait de toi une vigne de raisin vermeil, tout entière d’un cépage de qualité. Comment t’es-tu changée pour moi en vigne méconnaissable et sauvage ?
L’allégorie subversive
L’évangéliste se distingue de ces écrits prophétiques. D’abord, il n’est nullement question des ouvriers ou des ouvrages ; seuls comptent le vigneron, sa vigne (plus précisément son cep), les sarments et leurs fruits. Nous sommes loin d’une grande exploitation, mais cette réduction est à dessein. Elle rend compte, d’une part, de la modestie numérique de la communauté johannique, et d’autre part, l’image dessine un cadre plus intime qui permet déjà de mettre en avant le nécessaire attachement. L’allégorie biblique habituelle est totalement bouleversée. Si le vigneron demeure la figure de Dieu, la véritable vigne n’est plus Israël mais le Christ. La communauté sera représentée par les sarments. Ainsi, ces derniers ne doivent leur existence qu’au seul et unique cep : Jésus-Christ. C’est en lui, leur Sauveur, qu’ils porteront du fruit. Dans la crise que vit la communauté johannique, le Christ est substitué à la communauté synagogale. Désormais, l’existence de la communauté et son identité est assurée par le Fils du Père.
Plus de fruits, dans la grâce
La métaphore de la vigne vient donc souligner la dépendance vitale entre les disciples et leur Seigneur. C’est Lui qui fait vivre sa communauté. Cette communion vivifiante se retrouve également entre le divin vigneron et le Christ qui, en s’assimilant au cep, affirme son appartenance au Père. Au sein de cette unité, la communauté est invitée à vivre et à porter non seulement du fruit, mais plus de fruits. Ce surplus rejoint la surabondance de la grâce que l’évangéliste avait déjà soulignée : la quantité du bon vin à Cana (2,10) et les douze paniers en surplus après la multiplication des pains (6,10). Les fruits et leur abondance ne représentent pas des efforts demandés en plus. Ils ne sont pas destinés aux disciples-sarments mais au Père-vigneron et au monde.
Déjà vous êtes purs et émondés
Les sarments ne produisent pas davantage en raison de leurs seuls leur force et qualités. C’est la sève du cep qui leur donne de produire des fruits plus abondants. L’attachement viscéral à l’unique vigne permet de produire plus de fruits. La métaphore de la vigne met en avant l’action du Père et la parole du Fils. L’adjectif pur, en grec καθαρός katharos, peut se traduire aussi par émondé. L’évangéliste avait déjà introduit ce mot lors du le lavement des pieds (13,10-11). Il exprimait la nécessaire disposition croyante qui consiste, non plus à se purifier soi-même, mais à se laisser purifier par la grâce du Christ. De même ici, la pureté, l’émondement, est mise en relation avec la Parole de Jésus qui agit pour le croyant et la communauté.
Moi je suis la vigne, et vous, les sarments (15,5-8)
Jn 15, 5 Moi, je suis la vigne, et vous, les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit, car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. 6 Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est, comme le sarment, jeté dehors, et il se dessèche. Les sarments secs, on les ramasse, on les jette au feu, et ils brûlent. 7 Si vous demeurez en moi, et que mes paroles demeurent en vous, demandez tout ce que vous voulez, et cela se réalisera pour vous. 8 Ce qui fait la gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit et que vous soyez pour moi des disciples.
Demeurez !
Jésus, s’adressant à ses disciples, à cette communauté de sarments, exhorte les siens à lui rester fidèlement attachés, à demeurer en lui, alors qu’il s’avance vers sa Passion. Le verbe demeurer a une réelle importance dans cet évangile. Il qualifie la relation des croyants à leur Seigneur dans leur attachement durable et fondamental au Fils et à sa son action salvatrice. L’accueil de sa grâce définit et caractérise le véritable croyant: En dehors de moi, vous ne pouvez rien faire.
Le sarment de la foi
À l’opposé, les mauvais sarments désignent ces membres de la communauté johannique qui refusent ou minimisent l’enjeu salvateur de la croix, l’origine divine de Jésus, mais, plus fondamentalement, la grâce de Dieu. Imparfaits dans leur confession de foi, ils ne pourront s’attacher pleinement au Christ et vivre du don de sa vie (Jn 6). L’image des sarments secs reprend le vocabulaire prophétique sur le Jugement divin, déjà annoncé plus haut : Tout sarment qui est en moi, mais qui ne porte pas de fruit, mon Père l’enlève (15, 2). Mais ici, l’allégorie est tout autre. Elle précise combien le sarment n’a de vie que s’il s’attache au cep de la vigne. En dehors de lui, il se dessèche et meurt. Le prophète Ézéchiel, en son temps, reprenait l’image de la vigne à propos de son bois qui, en dehors de porter du fruit, n’a aucune autre utilité. Il est donc voué au feu.
Ez 15, 2 « Fils d’homme, pour quelle raison le bois de la vigne vaudrait-il mieux que tous les autres bois ? Pourquoi ses branches seraient-elles meilleures que celles des arbres de la forêt ? 3 En tire-t-on du bois pour en faire un ouvrage ? En tire-t-on une cheville pour y suspendre un objet ? 4 Voilà qu’on le jette au feu pour le consumer : le feu consume ses deux extrémités, le milieu est brûlé ; peut-il servir à quelque ouvrage ? 5 Déjà, lorsqu’il était intact, on n’en faisait nul ouvrage ; une fois que le feu l’a consumé et brûlé, pourrait-on encore en faire quelque ouvrage ? 6 C’est pourquoi, ainsi parle le Seigneur Dieu : Comme je jette au feu le bois de la vigne pour le consumer, de préférence aux bois de la forêt, ainsi je jette au feu les habitants de Jérusalem.
Si Ézéchiel pouvait évoquer le cep inutile, l’évangéliste a, bien sûr, repris l’image à propos des sarments. Cependant, il s’agit moins d’un jugement définitif que d’un appel à tenir dans la foi au Fils livrant sa vie par amour.
La communauté et la prière
La métaphore de la vigne et ses sarments a ainsi une portée ecclésiale. Le texte alterne le singulier (celui qui), quant à l’appel à la fidélité, et le pluriel (vous) pour désigner la vie communautaire dans laquelle s’insère le croyant. Tous les sarments se nourrissent de la même sève, dès lors, tous, ensemble et unis, sont appelés à vivre du Christ et de sa parole. La glorification du Père tient dans la fidélité et l’unité des disciples de son Fils : Ce qui fait la gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit et que vous soyez pour moi des disciples. La prière de la communauté devient le lieu privilégié où s’exprime la qualité de la relation au Seigneur qui agit en sa faveur : demandez tout ce que vous voulez, et cela se réalisera pour vous.