Parallèle : Mt 7,1-20
Nous voici donc à la dernière partie du discours de Jésus à ses disciples. Avec les béatitudes (6,17-26) Jésus mettait en lumière l’honneur donné aux disciples pauvres et mettait en garde contre ces richesses qui détournent d’un vrai bonheur. Tout disciple est ainsi invité à abandonner les principes mondains de réussite, au profit d’une fidélité prophétique et intangible à l’Évangile, sa vraie richesse.
Dans la seconde partie (6,27-38), Jésus plaçait les disciples au sein d’une opposition violente face leurs ennemis. Là encore, le disciple, pauvre ou riche, devait abandonner le principe même de la vengeance et de la brutalité au profit d’actions étonnamment désarmantes et favorables. En témoignant – en actes – de la miséricorde de Dieu envers tout pécheur, à l’image de Jésus, le disciple peut s’honorer du titre enviable de Fils du très-Haut.
Triple abandon
Dans cette dernière partie (6,39-45) Jésus prend le langage imagé de la parabole. À partir de plusieurs métaphores, le discours pointera sur la nécessité de vivre en frères – conséquence logique de cette identité de fils reçu précédemment. Après les richesses et les représailles, c’est la suffisance, l’orgueil et la prétention à dominer son frère que le disciple doit abandonner.
Avec ces trois renoncements, Luc place comme critère de foi au Christ le rejet de toute domination sur un frère, l’humanité ou sur Dieu, laquelle s’oppose à son dessein révélé par la croix du Christ. En cela, le discours de Jésus constitue le Gethsémani du chrétien (22,39-46). Non pas faire sa volonté mais la volonté du Père. Jésus invite à une profonde et durable conversion intérieure à l’écoute de sa Parole comme le dira la conclusion de ce discours (Lc 6,46-49).
Les aveugles et leur maître (6,39-40)
6, 39 Il leur dit encore en parabole : « Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Ne vont-ils pas tomber tous les deux dans un trou ? 40 Le disciple n’est pas au-dessus du maître ; mais une fois bien formé, chacun sera comme son maître.
La relation entre disciples
Avec cette première parabole, Luc donne le thème de cette section : la relation entre les disciples. Rappelons que nous sommes à la suite du discours soulignant la nécessité d’être fils à l’image du Père : miséricordieux. Cette miséricorde doit conduire la vie personnelle et ecclésiale du disciple. Ici, la relation entre le disciple et le maître pourrait être comparée à celle d’un fils envers son père qui lui enseigne, le corrige, pour son bien (Pr 1,8; 4,1, …). Mais qui est ce disciple, aveugle, et qui est le maître éclairé et éclairant, le didascale pour prendre une traduction plus littérale ?
Dans la suite de l’évangile, ce terme de didascale est uniquement attribué à Jésus1. C’est ainsi que lui-même se nomme le jour de la Cène2. Aussi, chaque disciple se doit d’écouter et d’imiter cet unique maître, et se former à Celui qui honore le pauvre, donne sans mesure, et livre sa vie pour tous. Sans cela, un disciple s’arrogeant le titre de maître, deviendrait plus aveugle que son supposé disciple… s’il ne le considère pas d’abord comme un frère.
La paille et la poutre (6,41-42)
6, 41 Qu’as-tu à regarder la paille dans l’œil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? 42 Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, laisse-moi enlever la paille qui est dans ton œil”, alors que toi-même ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Hypocrite ! Enlève d’abord la poutre de ton œil ; alors tu verras clair pour enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère.
Charité fraternelle
Les disciples aveugles, formés au Christ, voient maintenant. Ils voient enfin qu’ils sont frères, et voient encore ce que leurs frères ont à faire pour progresser sur le chemin de l’Évangile. La charité fraternelle l’exige. À ne rien dire, on laisse un frère en difficulté et l’on devient complice et coupable. Mais, nous sommes toujours plus prompts à voir les difficultés et les failles des autres. Et l’on comprend que Jésus préfère voir ses disciples d’abord balayer devant leur porte plutôt que voir la poussière chez leur voisin. Mais faut-il pour autant se taire ? Comme toujours, les paraboles nous amènent à aller plus loin.
Aider à discerner
L’écart est grand entre une poutre et une paille, entre un fardeau et une futilité. Jésus a-t-il le sens de la mesure ? Oui. Il demande au disciple d’être plus attentif à voir en lui ce qui peut constituer un aveuglement, un obstacle sur le chemin de l’Évangile avant d’aller aider son frère à y voir mieux. Il invite au sage discernement qui permet de reconnaître ses propres imperfections avant de reconnaître, celle des autres. Car les égarements, les aveuglements du disciple pourraient conduire ses frères à leur perte. C’est la posture du disciple qui se sait tout autant, voire davantage pécheur que son frère, mais qui sait aussi que celui-ci a besoin de lui sur la même route de l’Évangile. C’est cette humilité qui porte du fruit jusque dans la miséricorde fraternelle.
L’arbre et son fruit (6,43-44)
6, 43 Un bon arbre ne donne pas de fruit pourri ; jamais non plus un arbre qui pourrit ne donne de bon fruit. 44 Chaque arbre, en effet, se reconnaît à son fruit : on ne cueille pas des figues sur des épines ; on ne vendange pas non plus du raisin sur des ronces.
Aux racines de la bonté
Cette parabole des arbres et des fruits, bons ou mauvais, indique aux disciples la nécessité de plonger leurs racines dans la bonté même de Dieu afin de ne pas devenir mauvais. Leurs actes bons témoignent de leur bonne formation, de leur bonne croissance à la sève de la Parole du Maître. Figues et raisins évoquent les fruits de la terre promise, d’une terre donnée par Dieu. Ils ne sont donc pas seulement les signes d’un effort du seul disciple mais reflètent en eux-mêmes la grâce du Seigneur.
Le figuier et la vigne
Je ne sais si l’on peut encore filer la métaphore en voyant dans le figuier le symbole biblique de la parole de la Loi et comme celui du peuple de l’Alliance dans l’évocation de la vigne. Dans ce cas, le choix de ces deux arbres est intéressant car il oriente le comportement du disciple non seulement vers une bonté de principe mais vers un témoignage théologal et pastoral. Son action rend visible ce qu’a pu produire en lui la Parole de Dieu que vient accomplir Jésus (4,21) et la nouvelle Alliance révélée à sa Passion (22,18-20).
Le trésor de son cœur (6,45)
6, 45 L’homme bon tire le bien du trésor de son cœur qui est bon ; et l’homme mauvais tire le mal de son cœur qui est mauvais : car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur. »
De l’intérieur
Tout vient maintenant de l’intérieur. Le chemin des aveugles, la poutre et la paille des frères, puis les bons fruits de l’arbre… et maintenant le trésor et le cœur. Dans le langage biblique le cœur est lié au discernement et à la raison plus qu’à un sentimentalisme. Ainsi, la vie chrétienne ne peut se contenter d’une attitude extérieure et passagère. Le cœur du disciple doit être la place privilégiée pour LE trésor. À l’exhibition des richesses, évoquée dans les béatitudes (6,17-26), Jésus oppose ce trésor déposé au sein du disciple et qui éclaire sa raison, son jugement et ses actions. Ce trésor peut évoquer la sagesse de Dieu (Pr 2,4) mais, dans le contexte de l’ensemble du discours, il correspond à la miséricorde divine révélée par le Christ, sa Parole et sa Passion.
L’ensemble du discours de Jésus (6,17-45) constitue un idéal de foi à atteindre mais non dans une excellence éthique. Cet idéal se situe avant tout dans une relation vivante au Christ. Ses paroles constituent ici l’essence même de la vie chrétienne, de la vie du chrétien imparfait qui veut le suivre et aimer à son image. Le trésor de sa Parole façonne le disciple pour que sa foi déborde de bons fruits avec un cœur qui voit son frère avec les yeux du Christ, un cœur fragile mais heureux jusque dans sa pauvreté, miséricordieux face à l’outrage, humble dans la charité fraternelle, mais solide à l’écoute de la Parole, comme le soulignera la métaphore finale.