Désert 21 – Quand le bouc aura été emmené au désert (Lv 16)

Le titre de cette publication a pu vous interroger.  En fait, ce bouc est plus connu qu’il n’y paraît. Il est même sorti du désert pour entrer dans le dictionnaire, c’est notre fameux bouc émissaire, ou du moins l’origine de notre expression.

William James Webb, le bouc émissaire, 1904

Bouc émissaire et rite d’expiation

Quand le bouc aura été emmené au désert… (Lv 16,22)

Dans notre langage lorsqu’on parle d’un bouc émissaire, on évoque généralement un individu, ou un groupe de personnes, que l’on accuse de fautes qu’il n’a pas commis ou seulement en partie permettant aux vrais coupables soulager de leur culpabilité.

Cette expression provient du domaine biblique de la fête juive des Expiations à l’époque du Temple (le Grand Pardon ou Yom Kippour, toujours célébrée mais d’une autre manière). Le rôle du bouc émissaire n’avait pas tout à fait le même sens. Chaque année, à date fixe, le Grand-Prêtre recevait du peuple deux boucs dont il choisissait au hasard celui destiné à être sacrifié à Dieu avec un taureau et un bélier. Je passe sur les détails du rite sacrificiel (lire Lv 16) qui ont lieu dans le Temple et le Saint des Saints où personne ne pénètre, excepté à cette occasion le Grand-Prêtre que représente ici Aaron. Ce qui souligne l’extrême importance de cette fête.

Et l’autre bouc, celui qui n’a pas été choisi pour le sacrifice, que devient-il me direz-vous ? Eh bien, c’est notre bouc émissaire. Après les sacrifices, le Grand-Prêtre s’avance vers celui-ci, pose ses mains sur sa tête en prononçant les péchés des prêtres et du peuple. Puis le bouc est confié à un homme chargé de l’emmener au désert qui représente l’espace du Mal et des forces démoniaques :  « à Azazel » dit le texte dans son langage imagé. Le Mal n’a pas sa place, ni dans le Saint des Saints, ni dans le Temple, ni dans le peuple : il y est renvoyé à son désert, ce lieu symbolique du Mal.

[Aaron] posera ses deux mains sur la tête du bouc vivant et il prononcera sur celui-ci tous les péchés des fils d’Israël, toutes leurs transgressions et toutes leurs fautes ; il en chargera la tête du bouc, et il le remettra à un homme préposé qui l’emmènera au désert. Ainsi le bouc emportera sur lui tous leurs péchés dans un lieu solitaire. Lv 16,21-22.

Le rite de l’Expiation est un rite collectif et communautaire. Les fautes de chacun et les manquements volontaires et personnels à la Loi étaient pardonnés à l’occasion d’offrande durant l’année. Mais que faire de ces manquements oubliés, méconnus, non-avoués ou involontaires, à propos d’impuretés rituelles ou de transgressions de la loi ? Pour que le peuple entier et le sanctuaire retrouvent leur sainteté, il fallait aussi enlever ce mal qui n’a pas été pardonné, ces fautes non-purifiées, ce péché du peuple, prêtres et fidèles, qui entachent et marquent le sanctuaire et l’ensemble des fils d’Israël de son empreinte.

Le rite de l’Expiation permettait d’abord au grand-prêtre et à la maison sacerdotale, responsables du Temple, puis aux fidèles, de retrouver collectivement leur sainteté initiale, une fois l’an. Il ne s’agit pas d’effacer les fautes et les péchés comme si de rien n’était. Au contraire, à travers cette fête, l’ensemble de la communauté des fils d’Israël manifestait résolument son désir de réconciliation avec et devant Dieu, pour être rétabli, en tant que communauté, dans ce lien avec Dieu que le mal avait brisé. A la fête des Expiations, le peuple se tourne résolument vers Dieu en accueillant son pardon.

Machzor, Allemagne, XIVe, Bouc émissaire à Azazel

Emmené au désert

Mais revenons à notre bouc soit-disant émissaire.

et le grand-prêtre le remettra à un homme préposé qui l’emmènera au désert. Ex 16,21

C’est l’homme ici qui m’intéresse. L’homme à qui l’on a confié la mission de conduire et de relâcher le bouc au désert. Il n’est pas désigné par une fonction connue : ni prêtre, ni lévite, ni même serviteur. C’est un homme préposé dit la traduction liturgique, un homme qui se tient prêt pour d’autres. Effectivement, il y a dans ce terme une notion d’urgence comme se tenir prêt à, et une notion de mission : être prêt, préparé, préposé pour … C’est une mission d’urgence que de rejeter sans attendre le mal, le péché du peuple, que représente le bouc, dans la sphère du mal que représente le désert. Éloigner le mal, telle est sa mission. Le mal est connu. S’appuyant sur la Loi, la parole de Dieu, le grand-prêtre l’a désigné aux yeux de tous. Le mal est rendu visible à travers ce bouc, et c’est son rôle.

Aussi, voici cet homme anonyme, qui doit maintenant aller lui aussi au désert, accompagner ce bouc pour le renvoyer dans ce monde symbolique du Mal. Il est seul pour faire ce chemin depuis le Temple où se tient la cérémonie jusqu’au désert à une dizaine de kilomètres de là, selon les traditions. Et mener le Mal hors de la ville …

El Greco, Le Christ portant la croix, 1580

Le christ et l’expiation

Dans le Nouveau Testament, la lettre aux Hébreux reprend cette fête annuelle de l’Expiation pour montrer l’action définitive du Christ.  

Le Christ est venu, grand prêtre des biens à venir. […]il est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire, en répandant, non pas le sang de boucs et de jeunes taureaux, mais son propre sang. De cette manière, il a obtenu une libération définitive.[…] Il n’a pas à s’offrir lui-même plusieurs fois, comme le grand prêtre qui, tous les ans, entrait dans le sanctuaire en offrant un sang qui n’était pas le sien […] Mais en fait, c’est une fois pour toutes, à la fin des temps, qu’il s’est manifesté pour détruire le péché par son sacrifice. […] Ainsi le Christ s’est-il offert une seule fois pour enlever les péchés de la multitude. He 9,11…28

Ici, le Christ Jésus endosse le rôle du grand-prêtre et de la victime offerte. Mais n’est-il pas aussi à l’image de l’homme préposé, prêt pour conduire le Mal au désert ? Il y a bien des fautes et des péchés que nous savons désigner, que nous hésitons parfois à avouer, à rendre visible, pour lesquels nous implorons le pardon de Dieu, mais surtout dont nous ne pouvons nous défaire par nous-même. Le Christ, l’homme prêt, préposé par le Père, n’est-il celui qui seul vient nous introduire dans une véritable expiation et réconciliation ? L’homme prêt à s’abaisser pour rejoindre seul, bien seul, et hors de la ville, le désert de la haine, vers un Golgotha de mort et de mal, afin de nous en libérer.

La miséricorde de Dieu ne devient possible que par cet homme préposé, son propre fils, qui œuvre pour nous contre ce Mal et ces péchés qui entachent notre condition humaine. Sans lui nous ne pourrions rien faire (Jn 15,5). À lui, nous pouvons confier même ce qui nous paraît inavouable. Le sacrement de réconciliation auquel nous sommes invités à vivre en ce carême et en Église, n’est pas seulement l’affaire de péchés à laver, de fautes à nettoyer, mais surtout de confiance envers Celui que Dieu a préposé pour notre Salut. Il se tient prêt, pour nous.

Et revenir du désert,

Celui qui aura emmené le bouc pour Azazel devra nettoyer ses vêtements et baigner son corps dans l’eau ; après quoi il pourra rentrer au camp. Lv 16,26.

Et l’homme préposé revient du désert. Il revient vers son peuple, signe de sa victoire sur le Mal. Il rejoint les siens, nouveau, baigné, comme un jour de Bonne Nouvelle au matin de Pâques.

C’est ce chemin de retour qui nous attend demain pour notre vingt-deuxième désert !

Les citations et références sonores (podcast)

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François BESSONNET
François BESSONNET

Bibliste et prêtre (Vendée). → bio