Le récit précédent nous a laissé, pour la fête de la Pâque, à Jérusalem, après le chambardement au Temple (2,13-22). Après cela, l’activité publique de Jésus suscitait une adhésion, cependant davantage en raison de ses signes que de sa personne (2,23-25). C’est à cette foi lacunaire que veut répondre l’évangéliste en proposant ce dialogue entre Jésus et Nicodème, un personnage que nous retrouverons à la fin de l’évangile (Jn 19,39).
Organisation du chapitre 3
Ce récit commence par la présentation de Nicodème (1-3) et par son dialogue auprès de Jésus (4-12). S’en suivra deux discours dont l’envoi du Fils par le Père (3-17) et l’accueil, ou non, de la foi (18-21).
- 3,1-12 Le dialogue avec Nicodème
- Nicodème (1-3)
- Comment peut-il naître à nouveau, d’en-haut ? (4-8)
- Comment cela peut-il se faire ? (9-12)
- 3,13-17 Comme le serpent de bronze
- 3,18-21 La lumière est venue dans le monde.
Pour des raisons pratiques, j’ai choisi de diviser ce chapitre en deux parties. La première s’intéresse à la rencontre et au dialogue entre Jésus et Nicodème (3,1-12). La seconde partie éclairera les propos de Jésus qui s’assimile plus à un discours qu’à une conversation (3,13-21).
Le dialogue avec Nicodème
Le dialogue avec Nicodème s’organise autour des interventions de celui-ci et propose un cheminement progressif sur la nouvelle identité croyante. Après une remarque, (1-3), Jésus répond aux questions de Nicodème : Comment un homme peut-il naître à nouveau ? (4-8) Comment cela peut-il se faire ? (9-13). L’adhésion à la foi en Christ, et non à ses seuls signes et miracles, est alors présentée comme une nouvelle naissance.
Nicodème (3,1-3)
Jn 3, 1 Il y avait un homme, un pharisien nommé Nicodème ; c’était un notable parmi les Juifs. 2 Il vint trouver Jésus pendant la nuit. Il lui dit : « Rabbi, nous le savons, c’est de la part de Dieu que tu es venu comme un maître qui enseigne, car personne ne peut accomplir les signes que toi, tu accomplis, si Dieu n’est pas avec lui. » 3 Jésus lui répondit : « Amen, amen, je te le dis : à moins de naître d’en haut, on ne peut voir le royaume de Dieu. »
Un pharisien
Nicodème nous est présenté en détail. Cet homme est un notable de la ville, appartenant au parti religieux des pharisiens, rival de celui des grands prêtres de ce Temple que Jésus vient de vider énergiquement (2,13-23). Les pharisiens, gens pieux, portent, comme Jésus, un avis très discuté sur les sacrifices sanglants, préférant davantage les sacrifices spirituels où, par sa vie, le croyant exprime son amour de Dieu, de sa Loi et du prochain. Les propos bienveillants de Nicodème envers Jésus ne doivent pas nous surprendre. D’autant que, contrairement aux Sadducéens, les Pharisiens espèrent en la venue d’un Messie de Dieu.
De nuit
Faisant parti des notables de Jérusalem, Nicodème appartient à une classe ayant une certaine autorité mais aussi possédant l’instruction pharisienne. Sa venue nocturne pourrait suggérer une visite discrète, voire secrète, comme si Nicodème craignait de se faire voir aux côtés de Jésus. Cependant, le contexte immédiat ne suggère aucune défiance des autorités religieuses ou d’autres groupes vis-à-vis de Jésus. De plus, Nicodème vient tel un porte-parole. Il s’adresse à Jésus au nom d’autres de ses condisciples pharisiens, comme le montre l’usage de la première personne du pluriel ‘nous savons que…’
Cette visite de nuit insiste sur sa condition de savant pharisien. Les termes employés par Jean : savoir, enseigner, rabbi, maître, insiste sur ce caractère. Dans la tradition juive, la nuit est propice à la méditation et l’étude de la Torah. Nicodème reconnaît en Jésus, un rabbi, un maître dans les Écritures dont les enseignements et les signes expriment une volonté divine.
À cause des signes ?
La mention des signes laisse à penser que Nicodème est un de ceux qui crurent en lui à cause de ceux-ci (2,23). La parole de Nicodème, si elle n’est pas une profession de foi, exprime une attente de signes et d’enseignements de la part de cet envoyé de Dieu. À cette déclaration, la réponse de Jésus semble inadéquate : à moins de naître d’en haut, on ne peut voir le royaume de Dieu.
Pour Nicodème et ces juifs qui ont cru en lui, les signes de Jésus représentent ces preuves de la venue du Royaume de Dieu, tel l’avènement d’un temps de jugement et de restauration notamment pour le Temple. Pour Jésus, cet avènement du Royaume ne se situe pas dans des éléments extérieurs, mais dans la transformation intérieure et radicale du croyant.
Naître à nouveau, d’en-haut (3,4-8)
3, 4 Nicodème lui répliqua : « Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il entrer une deuxième fois dans le sein de sa mère et renaître ? » 5 Jésus répondit : « Amen, amen, je te le dis : personne, à moins de naître de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu. 6 Ce qui est né de la chair est chair ; ce qui est né de l’Esprit est esprit. 7 Ne sois pas étonné si je t’ai dit : il vous faut naître d’en haut. 8 Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit. »
Une nouvelle naissance d’en-haut
Le dialogue avec Nicodème se poursuit sur un malentendu autour de l’adverbe grec anôthén (ἄνωθεν) attaché au verbe naître. Il peut signifier : à nouveau ou d’en-haut. Pour Nicodème, qui en reste au sens charnel, nulle personne ne peut naître à nouveau. Ce malentendu, permet de préciser le contenu de la remarque de Jésus. Celui-ci déplace le débat sur le plan spirituel ou plus précisément dans le champ eschatologique. Jésus n’élimine pas les deux sens : il appelle à naître, à nouveau, d’en-haut. De même, il ne s’agit pas d’entrer dans le sein de sa mère, ni de voir le Royaume (v.3) mais d’entrer dans le Royaume (v.5). Place est donnée à l’action divine et non à l’action du croyant. Cette nouvelle naissance d’en-haut est donnée.
L’eau et l’Esprit
L’eau et l’Esprit font référence à ce temps nouveau, une création nouvelle, que Dieu viendrait inaugurer et qu’annonçaient les prophètes :
Is 44 1 Mais maintenant, écoute, Jacob, mon serviteur, Israël, que j’ai choisi: […] 3 car je répandrai des eaux sur l’assoiffé, des ruissellements sur la desséchée; je répandrai mon Esprit sur ta descendance […] 5 L’un dira: «J’appartiens au Seigneur», l’autre s’appellera du nom de Jacob, un autre écrira sur sa main: «Je suis au Seigneur » et se qualifiera du nom d’Israël.
Ez 36 25 Je ferai sur vous une aspersion d’eau pure et vous serez purs; je vous purifierai de toutes vos impuretés et de toutes vos idoles. 26 Je vous donnerai un cœur neuf et je mettrai en vous un esprit neuf; […] 27 Je mettrai en vous mon propre Esprit, je vous ferai marcher selon mes lois, garder et pratiquer mes coutumes.
Le prophète Jérémie révélait cette opposition entre accès à Dieu par la connaissance et l’initiative gracieuse de Dieu :
Jr 31 31 Des jours viennent – oracle du Seigneur- où je conclurai avec la communauté d’Israël – et la communauté de Juda – une nouvelle alliance. 32 Elle sera différente de l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères quand je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte. […] je déposerai mes directives au fond d’eux-mêmes, les inscrivant dans leur être; je deviendrai Dieu pour eux, et eux, ils deviendront un peuple pour moi. 34 Ils ne s’instruiront plus entre compagnons, entre frères, répétant: «Apprenez à connaître le Seigneur», car ils me connaîtront tous, petits et grands – oracle du Seigneur . Je pardonne leur crime; leur faute, je n’en parle plus.
Par ses seuls moyens, le croyant n’a aucune possibilité de renaître. Dieu, en son Esprit créateur (Gn 1,1 ; 2,7), peut lui offrir cette nouvelle naissance, cette entrée dans la nouvelle vie du Royaume. Les interprétations baptismales autour des termes ‘eau et esprit’ reprennent cette compréhension : seule la plongée dans le mystère pascal donne accès au Salut, à l’initiative du Seigneur. Cette renaissance est une plongée dans la grâce de Dieu, dans son dessein surprenant et insaisissable.
Cette renaissance au Royaume échappe au savoir et aux représentations humaines, mais elle est portée par l’Esprit et guidée par cette voix divine. Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va.
Comment cela peut-il se faire ? (3,9-12)
3, 9 Nicodème reprit : « Comment cela peut-il se faire ? » 10 Jésus lui répondit : « Tu es un maître qui enseigne Israël et tu ne connais pas ces choses-là ? 11 Amen, amen, je te le dis : nous parlons de ce que nous savons, nous témoignons de ce que nous avons vu, et vous ne recevez pas notre témoignage. 12 Si vous ne croyez pas lorsque je vous parle des choses de la terre, comment croirez-vous quand je vous parlerai des choses du ciel ?
De nous à vous
A l’écoute de ces paroles de Jésus, Nicodème montre une certaine adhésion. Sa question n’exprime pas un doute, mais le désir d’en savoir plus et d’être à l’écoute de cette voix. Paradoxalement le pharisien versé dans les Écritures, qu’est Nicodème, ce maître (didascale) d’Israël, ne fait pas le lien entre les paroles de Jésus et la promesse de Dieu à ses prophètes : au temps messianique, l’Esprit renouvellera toutes choses.
Ainsi le savoir de Nicodème ne l’a pas mené à une renaissance dans la foi. À ce savoir, Jésus oppose un nouveau savoir qui concerne le Christ lui-même, par le témoignage des communautés croyantes. Ici (v.11) le style de l’évangéliste opère un changement. Jésus ne semble plus s’adresser à Nicodème seul, en vis-à-vis, mais à un groupe plus large. De même que la parole de Jésus intègre aussi d’autres acteurs : ‘nous savons, … nous témoignons’ ; L’usage de cette première personne du pluriel est le reflet de cette communauté johannique dont le témoignage n’est pas reçu au sein de la synagogue, laquelle est désignée ici par l’usage du ‘vous’.
Comment croire ?
La question du comment pose la question de l’accession à ce Royaume et à cette recréation dans l’Esprit. La nouvelle naissance nécessite-t-elle une prédisposition, une conformation à la Loi, à des actes précis ? La question de Nicodème permet de déplacer la problématique. Il ne s’agit plus de faire mais d’écouter, d’entendre un témoignage qui a pour sujet le Christ lui-même et la parole du Verbe fait chair (Jn 1,14). Ainsi, pour l’évangéliste, la renaissance ne provient pas d’une accumulation d’un savoir ou d’une pratique scrupuleuse de la Loi. La renaissance et l’entrée dans le royaume prennent source dans l’écoute de sa Parole : lorsque je vous vous parle, quand je vous parlerai… une Parole qui fait naître à la foi. Nous le verrons tout au long de cet évangile : la Parole y est centrale ainsi que le mystère de la croix.
Vous ne recevez pas notre témoignage
L’entrée dans le royaume, l’avènement du temps messianique, la venue du Fils de Dieu… tout cela n’est pas partagé au sein du judaïsme dont fait encore partie la communauté johannique. Nous pouvons le comprendre. Dans l’espérance juive, le temps messianique est associé au bouleversement, aux signes merveilleux, au rétablissement d’Israël et de la Loi de justice. Avec l’annonce du Christ et Fils de Dieu, les signes célestes sont absents. La croix sera un point d’achoppement : comment un messie de Dieu, donc protégé par Dieu, peut-il mourir ignoblement sur une croix ? C’est à cela que veut répondre le discours de Jésus (9,13-21) qui va suivre.