Lors de la circoncision de son enfant, Zacharie, prêtre du Temple, retrouve l’usage de la parole pour un cantique prophétique, appelé par la tradition Benedictus du fait de son premier mot latin, annonçant à tous l’avènement de Dieu et le destin de l’enfant.
Du prêtre au prophète
Les figures du prêtre et du prophète ne sont pas à opposer. Les prophètes Jérémie (Jr 1,1) et Ézéchiel (Éz 1,3) sont également issus du milieu sacerdotal. Cependant, dans sa narration, Luc nous montre un déplacement : du prêtre muet au cantique du prophète. L’évangéliste avait introduit le personnage du prêtre Zacharie (1,5-25), en le situant dans le Temple, à l’occasion d’un culte. Une manifestation angélique lui révélait le destin de son futur enfant. Le mutisme du père dubitatif servait alors de signe, confirmant la faveur divine en faisant taire le prêtre et parler Élisabeth, son épouse, inspirée par l’Esprit Saint (1,41).
L’Esprit et les prophètes
L’action inspirée et prophétique annonce l’avènement des temps derniers. Selon la tradition juive, le prophète Malachie (450 av. J-C.) clôturait le temps des prophètes de Dieu, en attendant le retour d’Élie pour le jour du Seigneur (Ml 3,23-24). Ce retour du prophétisme était lié à l’attente messianique. Les deux premiers chapitres de l’évangile de Luc soulignent la proximité de cet avènement non seulement par les deux naissances annoncées, mais par la posture prophétique des personnages, remplis d’Esprit Saint, tels le futur Jean (1,15), Élisabeth (1,41) et Zacharie (1,67), ou couverts par l’Esprit comme Marie (1,35) et Siméon (2,25-27), sans oublier Anne qualifiée de prophétesse (2,36). L’ensemble de leurs paroles s’appuie, essentiellement, sur les paroles des prophètes.
Ainsi, Zacharie est, lui aussi, rempli d’Esprit Saint et délivre un message prophétique. Celui-ci comporte deux parties : l’avènement salvifique de Dieu (1,68-74) et le destin de Jean (1,76-79).
Béni soit le Dieu d’Israël (1,67-75)
1,67 Zacharie, son père, fut rempli d’Esprit Saint et prononça ces paroles prophétiques : 68 « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, qui visite et rachète son peuple. 69 Il a fait surgir la force qui nous sauve dans la maison de David, son serviteur, 70 comme il l’avait dit par la bouche des saints, par ses prophètes, depuis les temps anciens : 71 salut qui nous arrache à l’ennemi, à la main de tous nos oppresseurs, 72 amour qu’il montre envers nos pères, mémoire de son alliance sainte, 73 serment juré à notre père Abraham de nous rendre sans crainte, 74 afin que, délivrés de la main des ennemis, 75 nous le servions dans la justice et la sainteté, en sa présence, tout au long de nos jours.
Cantique et paroles prophétiques
La scène se déroule dans la continuité de la circoncision de Jean. Cependant, Luc ne semble pas la placer durant l’événement, ni même au sein de la synagogue. Les paroles prophétiques de Zacharie ne se situent pas dans un contexte précis. De même, Luc ne mentionne aucun public particulier. Cependant, en usant du terme prophétique, l’évangéliste permet de qualifier le discours qui devient annonce de la prochaine réalisation du dessein de Dieu. Les paroles de Zacharie sont, ainsi, une réponse à la question précédente : « Que sera donc cet enfant ? » (1,66).
À juste titre, l’ensemble de ce discours est qualifié, par la tradition, de cantique. Zacharie, à la suite de son épouse et de Marie, fait monter sa louange vers le Seigneur. Cette bénédiction n’est pas seulement destinée à rendre grâce pour le miracle accompli, mais sert à interpréter le signe donné par la venue de l’enfant. Zacharie, hier muet, parle mais en associant l’ensemble du peuple d’Israël à ce miracle. Sa bouche rejoint celles des prophètes d’hier (1,70) pour annoncer la délivrance prochaine. L’ensemble des versets est pétri de références à l’Écriture, depuis les psaumes jusqu’aux prophètes. Ce petit enfant est destiné à jouer un rôle tout aussi prophétique pour annoncer la venue du Seigneur (1,76-80).
La force qui nous sauve
La bénédiction s’adresse au Dieu d’Israël et exprime, dans cette première partie (1,68-75), l’espérance d’une visitation de Dieu en faveur de son peuple (1,67) ; visitation qui sera effective avec la venue de l’astre d’en-haut (1,78). Le vocabulaire souligne une situation de rude oppression, à l’instar des hébreux soumis à Pharaon, comme l’évoque la bénédiction de Jéthro, beau-père de Moïse :
« Béni soit le Seigneur qui vous a délivrés de la main des Égyptiens et de la main de Pharaon ! Béni soit le Seigneur qui a délivré le peuple de la main des Égyptiens ! » (Ex 15,10).
Ainsi, Luc insiste sur cette libération du peuple par Dieu par les termes racheter, salut, sauver et délivrer. De même, les expressions arracher à l’ennemi, de la main de nos oppresseurs, soulignent à la fois une situation de détresse et l’attente d’une intervention forte de la part du Dieu d’Israël. Une autre Pâque est attendue qu’annonce la naissance de l’enfant.
Dieu doit faire surgir cette force (litt. une corne) qui nous sauve. Celle-ci n’est autre que le Seigneur lui-même selon le psaume 17 (LXX), 2 Je t’aime, Seigneur, ma force. 3 Le Seigneur est ma voute, mon refuge, mon libérateur. Il est mon Dieu, mon secours, et j’espère en lui : mon protecteur et la force (corne) de mon salut, mon protecteur.
De David à Abraham
Cette attente prochaine d’une intervention divine contre les oppresseurs se fonde, via les prophètes, sur la parole même Dieu. Son action ne se réduit pas à une lutte, mais se déploie dans la promesse d’un temps nouveau. Pour Luc, le Seigneur est celui qui demeure, en raison de son amour et de sa bonté, fidèle à son peuple, comme à nos pères (cette dernière expression renvoie, dans la Bible, aux hébreux sortis d’Égypte). Deux figures sont explicitement nommées : David et Abraham.
David est le roi emblématique d’Israël. Pour autant, Luc n’emploie pas un vocabulaire royal. David est d’abord le serviteur de Dieu, et son royaume qualifiée de maison. Ce dernier terme fait, certes, référence à la descendance davidique, cependant, si le salut provient de maison de David, ce sera aussi en tant que serviteur, pour le salut du peuple. L’instauration du royaume de Dieu sera donc différente de celui des rois, césars et autres pharaons.
On peut s’étonner qu’Abraham soit cité après David. Chronologiquement, cela ne convient guère, mais cet ordre a de l’importance. Pour Luc, cette fidélité de Dieu à l’alliance sainte prend sens avec celle conclue auprès du patriarche Abraham (Gn 15-17). Ce choix de Luc est à dessein, puisque cette alliance porte en elle une dimension plus universelle, chère à l’évangéliste : Abraham étant le père d’Isaac et d’Ismaël (symbole des nations païennes). Ainsi, la promesse faite à Abraham doit s’accomplir :
Gn 17, 6 Je te ferai porter des fruits à l’infini, de toi je ferai des nations, et des rois sortiront de toi. 7 J’établirai mon alliance entre moi et toi, et après toi avec ta descendance, de génération en génération ; ce sera une alliance éternelle ; ainsi je serai ton Dieu et le Dieu de ta descendance après toi.
De nous rendre sans crainte, pour le servir
Cependant, une nouveauté semble poindre à l’horizon. La promesse faite à Abraham est associée au service de Dieu, dans la justice et la sainteté, en sa présence éternelle. Ce culte – qui, comme dans la tradition biblique, est associé à la dimension sociale et fraternelle de la justice – est, ici, mis en parallèle avec l’expression ‘de nous rendre sans crainte’. Mais de quelle crainte parlons-nous ?
La crainte qualifie généralement le respect du croyant envers Dieu auprès duquel il doit craindre son jugement. Or, et la section suivante va nous le rappeler, l’avènement de Dieu, en Christ, annonce un nouveau culte, une nouvelle alliance et un nouveau mode de relation à Dieu, sans crainte. Tel était déjà le message de l’ange à Zacharie, craintif (1,13) ; ou auprès de Marie étonnée (1,35) : « Sois sans crainte ». Ce sera, également, les paroles de Jésus à Simon-Pierre (5,10), à Jaïre (8,50) ainsi qu’à ses disciples (12,32) : Sois sans crainte, petit troupeau : votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume. Un temps nouveau advient qu’annonce la naissance de Jean.
Toi aussi petit enfant (1,76-80)
1, 76 Toi aussi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut ; tu marcheras devant, à la face du Seigneur, et tu prépareras ses chemins 77 pour donner à son peuple de connaître le salut par la rémission de ses péchés, 78 grâce à la tendresse, à l’amour de notre Dieu, quand nous visite l’astre d’en haut, 79 pour illuminer ceux qui habitent les ténèbres et l’ombre de la mort, pour conduire nos pas au chemin de la paix. » 80 L’enfant grandissait et son esprit se fortifiait. Il alla vivre au désert jusqu’au jour où il se fit connaître à Israël.
Prophète du Très Haut
L’enfant sera le prophète de l’avènement du Seigneur et de son jugement. Luc reprend les versets d’Isaïe annonçant la venue de la consolation de Dieu :
Is 40, 1 Consolez, consolez mon peuple, – dit votre Dieu – 2 parlez au cœur de Jérusalem. Proclamez que son service est accompli, que son crime est expié, qu’elle a reçu de la main du Seigneur le double pour toutes ses fautes.3 Une voix proclame : « Dans le désert, préparez le chemin du Seigneur ; tracez droit, dans les terres arides, une route pour notre Dieu…
Les mêmes expressions se retrouvent aussi chez le prophète Malachie :
Ml 3, 1 Voici que j’envoie mon messager pour qu’il prépare le chemin devant moi ; et soudain viendra dans son Temple le Seigneur que vous cherchez. Le messager de l’Alliance que vous désirez, le voici qui vient, – dit le Seigneur de l’univers.
Le prophète annonçait le retour d’Elie, pour le jour du Seigneur, dont Luc faisait référence lors de l’annonce de la naissance de Jean :
Ml 3, 23 Voici que je vais vous envoyer Élie le prophète, avant que vienne le jour du Seigneur, jour grand et redoutable. 24 Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils, et le cœur des fils vers leurs pères (Lc 1,17), pour que je ne vienne pas frapper d’anathème le pays !
Mais ici, le jugement de Dieu attendu s’exprime en termes de pardon, de tendresse et d’amour et ouvre un chemin nouveau, illuminé par l’astre d’en-haut.
L’astre d’en-haut
La visitation du Seigneur (1,68) s’accomplit par l’avènement de cet astre d’en-haut, expression que Luc puise dans le prophète Jérémie :
Jr 23,5 (LXX) Voici venir des jours – oracle du Seigneur–, où je susciterai pour David un astre de justice : un roi règnera et agira avec intelligence pour le discernement et la justice sur la terre.
Jean devient le prophète du Très-Haut, annonçant la venue le jugement et le salut. il sera chargé de donner à son peuple de connaître le salut. Une expression qui n’est pas sans évoquer l’Alliance nouvelle du même prophète Jérémie :
Jr 31, 33 Mais voici quelle sera l’Alliance que je conclurai avec la maison d’Israël quand ces jours-là seront passés – oracle du Seigneur. Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai sur leur cœur. Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. 34 Ils n’auront plus à instruire chacun son compagnon, ni chacun son frère en disant : « Apprends à connaître le Seigneur ! » Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands – oracle du Seigneur. Je pardonnerai leurs fautes, je ne me rappellerai plus leurs péchés.
Luc ne fait ici que suggérer. La venue au monde de Jean prépare déjà celle de Jésus. Cependant, comme à son habitude, Luc ne cessera de nous surprendre et de nous déplacer, comme il déplace le fils du prêtre affecté au temple, dans les lieux déserts comme autrefois son peuple en attente de l’alliance et d’une terre nouvelle : 1, 80 L’enfant grandissait et son esprit se fortifiait. Il alla vivre au désert jusqu’au jour où il se fit connaître à Israël