Parallèles : Mt 20,17-19 | Mc 10,32-34
La dernière annonce de la Passion fait suite à la péricope de l’homme riche et du nécessaire abandon en biens et en pouvoirs pour entrer dans le royaume.
La Passion annoncée aux douze (18,31-34)
18, 31 Prenant les Douze auprès de lui, il leur dit : « Voici que nous montons à Jérusalem, et que va s’accomplir tout ce qui a été écrit par les prophètes sur le Fils de l’homme. 32 En effet, il sera livré aux nations païennes, accablé de moqueries, maltraité, couvert de crachats ; 33 après l’avoir flagellé, on le tuera et, le troisième jour, il ressuscitera. » 34 Eux ne comprirent rien à cela : c’était une parole dont le sens leur était caché, et ils ne saisissaient pas de quoi Jésus parlait.
Les annonces de la Passion chez Luc
Plusieurs fois, Luc a orienté la lecture d’un passage avec l’horizon de la croix et de la résurrection. Mais il est peu d’endroit où Jésus s’exprime de manière explicite sur sa passion. En quatre passages, il évoque sa mort prochaine et/ou sa résurrection. Mais seuls deux d’entre eux peuvent être compris comme de véritables annonces de la passion faisant mention et de la mort et de la résurrection.
La première annonce explicite se situe après la confession de foi de Pierre : tu es le Christ de Dieu. On notera la souffrance et le rejet, la mort et l’évocation du troisième jour. Jésus s’adresse à ses disciples, comme dans tous les cas où la passion est évoquée.
9,22 Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, le troisième jour, il ressuscite.
En un second endroit, le texte omet la souffrance, le rejet, la mort et sa résurrection. Seule sa livraison, son arrestation, est mentionnée. On ne peut, ici, parler d’annonce explicite de la Passion tant le flou demeure sur la manière dont le Fils de l’homme va vivre et passer cette épreuve : 9,44 le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes.
À un autre endroit, Jésus évoque, à ses disciples, le Jour du Fils de l’homme et son retour en gloire. Il leur rappelle le nécessaire passage par la passion, en reprenant les mêmes verbes qu’en 9,22. Mais l’omission de la mort et de la résurrection minore également cette annonce qui ne comprend pas tous les éléments principaux, ni sa livraison, ni sa mort, ni sa résurrection.
17, 24 En effet, comme l’éclair qui jaillit illumine l’horizon d’un bout à l’autre, ainsi le Fils de l’homme, quand son jour sera là. 25 Mais auparavant, il faut qu’il souffre beaucoup et qu’il soit rejeté par cette génération.
Moqueries, insultes, crachats et flagellation
Notre passage reprend, quant à lui, tous les éléments précédents et développe, en le précisant, le moment de la souffrance : moqueries, insultes, crachats et flagellation. L’insistance sur ces supplices a pour but de montrer l’abaissement du Christ mais aussi l’absence de lutte, de combat. La mort sera celle d’un condamné. La mention des nations païennes, associée à la flagellation, permet de comprendre sa mort, non comme un assassinat possible (9,22), mais comme une condamnation. Le tableau se fait de moins en moins flou.
Une des différences principales, avec les évocations précédentes, tient à l’accomplissement des écrits des prophètes. En évoquant les écrits prophétiques, Luc situe la passion du Christ et sa résurrection dans le dessein de Dieu, comme le reprendra le récit des disciples d’Emmaüs :
24, 26 Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » 27 Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait.
Mort annoncée
Dans la continuité de l’épisode de l’homme riche (18,18-30), Jésus s’adresse, cette fois au cercle restreint des Douze qui bénéficie donc de cette annonce. Pour autant, ce message n’est pas plus compris sinon par le lecteur. Le choix de ces auditeurs privilégiés donne à cette déclaration une tournure à la fois plus intime, seulement aux Douze, mais aussi plus solennelle, ceux qu’il a choisi (6,13), envoyé en mission (9,1), acteurs et témoins de la multiplication des pains (9,17). D’une certaine manière, la parole de Jésus associe les Douze à son destin : ils en seront les témoins, mais aussi les acteurs malheureux, depuis la trahison par Judas (22,39-53) jusqu’au reniement de Pierre (22,54-71).
C’est vers Jérusalem, que le Fils de l’homme se dirige résolument (9,28-36) en dépit de cette passion annoncée. La ville est celle qui voit les prophètes rejetés et exécutés (4,24 ; 6,23 ;11,47 ;13,33-34). La présence du Fils de l’homme est toujours associée aux annonces de la Passion comme aux révélations eschatologiques. Les deux sont intimement liés entre eux et à la personne de Jésus. L’envoyé divine et juge eschatologique est bien celui qui va vivre sa Passion. Ou pour le dire autrement, la Passion fait partie intégrante du destin du Fils de l’homme (il faut que … 9,22 ; 17,24). La mort de Jésus n’est pas l’échec révélatrice d’un usurpateur, elle devient le révélateur de son identité messianique. Le règne de Dieu et le jugement eschatologique obligent à l’abandon de toute domination (4,1-15) pour révéler la miséricorde du Père (23,26-43). Sa passion donne sens à sa résurrection et sa prochaine gloire. Ce chemin est encore incompréhensible aux disciples, et à eux aussi, il leur faudra la grâce de sa parole sur le chemin d’Emmaüs pour en saisir le sens (24,13-35).
Ces Douze qui ne comprirent rien à cela
Dans cette dernière annonce explicite de la passion, le temps des verbes est désormais au futur, et non plus à l’infinitif aoriste comme auparavant. Le texte résonne tel un avertissement prophétique. Ce qui n’était qu’envisagé devient une réalité proche. D’autant plus proche que Jérusalem n’est plus très loin. Cependant, l’annonce de Jésus est encore inaudible pour ses proches disciples.
L’incompréhension des Douze tient à plusieurs éléments. Le premier réside dans l’échec et la mort du Fils de l’homme, juge eschatologique. Qui peut concevoir que le Fils de l’homme et messie de Dieu puisse être vaincu, bafoué et humilié ? Les Douze furent les témoins de l’autorité de sa parole sur les démons comme sur la maladie ; comment concevoir que le Seigneur reconnu Christ de Dieu puisse terminer ainsi, livré aux mains des païens ? Mais l’incompréhension des disciples peut aussi porter sur l’annonce même de sa résurrection le troisième jour. Que peut, à ce stade du récit, signifier ce verbe ressusciter (anistèmi, ἀνίστημι) ? En lui-même, il peut être traduit, plus communément, par relever ou se lever (4,16 ; 4,39…). Cependant, ce verbe est aussi utilisé pour évoquer le retour d’Élie ou d’un autre prophète ressuscité (9,8 ;9,16 et aussi 16,31). Mais que comprendre de ce relèvement ? Correspond-il à un simple retour à la vie comme pour le jeune homme de Naïm (7,11-17) ou la fille de Jaïre (8,46-56), et cela après trois jours de décomposition ? Jésus évoque-t-il, avec ce troisième jour biblique évoquant une révélation, son départ auprès de Dieu, laissant son cadavre aux disciples ? Ou le mot recouvre-t-il autre chose ? Il est impossible, ici, pour les Douze, de saisir tout l’enjeu de la Passion comme de la résurrection. Sans doute le lien, le plus difficile encore à établir, et qui peut susciter l’incompréhension, demeure ce lien entre la Passion et l’avènement du royaume de Dieu.