7e dim. Pâques B (Ac 1,15-17.20a.20c-26)
Entre l’ascension de Jésus et la Pentecôte, Luc a inséré l’épisode du choix de Matthias. Les Onze redeviennent les Douze. Mais pourquoi ? D’autant que le groupe des Douze interviendra très peu par la suite.
1,15a Pierre au milieu des frères
1,15a En ces jours-là, Pierre se leva au milieu des frères qui étaient réunis au nombre d’environ cent vingt personnes,
Les frères et cent-vingt personnes
Ce passage fait suite à l’assemblée de la chambre haute où se réunissaient les Onze, les femmes, Marie et les frères de Jésus. Cependant, les deux épisodes sont bien distincts et nous invitent à quelques remarques.
Le contexte est différent : ce sont désormais 120 personnes, qui ne peuvent tenir dans une même pièce. C’est un chiffre important qui annonce la croissance de la communauté. Mais pour l’instant, il s’agit plus probablement, en raison du contexte, de disciples ayant connus Jésus et se rassemblant à Jérusalem avec les Apôtres. Ce chiffre montre surtout l’unité de la communauté : il n’y a plus des groupes distincts : apôtres et femmes, Marie et frères de Jésus (cf. 1,12-14). Tus ici sont appelés frères. L’unité fraternelle de la communauté est mise en valeur et deviendra un thème important des six premiers chapitres. De même, ces 120, multiple de 12, annoncent déjà le thème du passage : la reconstitution des Douze apôtres, avec la succession de Judas. De ces frères et Apôtres, Pierre nous est présenté comme le guide et porte-parole. Mise à part sa mention parmi le groupe des Onze (1,13), Pierre apparaît désormais comme un acteur majeur de l’aventure des disciples et Apôtres.
Ce court passage est constitué de cinq parties, mettant au centre la Parole de Dieu.
- Pierre au milieu de ses frères 1,15a
- L’interprétation de la mort de Judas 1,15b-19
- L’Écriture (Ps 69,26 et 109,7)
- Les critères pour son remplacement 1,21-23
- L’élection de Matthias 1,24-26
1,15b-20 La mort de Judas
1,15b et il déclara : 16 « Frères, il fallait que l’Écriture s’accomplisse. En effet, par la bouche de David, l’Esprit Saint avait d’avance parlé de Judas, qui en est venu à servir de guide aux gens qui ont arrêté Jésus : 17 ce Judas était l’un de nous et avait reçu sa part de notre ministère ; 18 puis, avec le salaire de l’injustice, il acheta un domaine ; il tomba la tête la première, son ventre éclata, et toutes ses entrailles se répandirent. 19 Tous les habitants de Jérusalem en furent informés, si bien que ce domaine fut appelé dans leur propre dialecte Hakeldama, c’est-à-dire Domaine-du-Sang. 20 Car il est écrit au livre des Psaumes : Que son domaine devienne un désert, et que personne n’y habite, et encore : Qu’un autre prenne sa charge.
La mort de Judas
Pourquoi reparler de Judas ? Il était l’un de nous dit Pierre à son propos. Lui aussi avait reçu sa part de ministère : il fut de ceux que Jésus a choisi. Dès lors, Jésus, le Fils glorifié de Dieu s’était-il trompé ? Il serait erroné de penser que l’apôtre fut choisi en vue de sa trahison. Ce serait trahir le libre arbitre et renier ce salut apporté à tout pécheur. Luc rappelle d’abord combien la Passion ne s’oppose pas au dessein de Dieu, mais vient le révéler. Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu’il entrât dans sa gloire ? (Lc 24,26). La trahison s’inscrit dans ce plan.
Mais ce n’est pas tant la trahison qui intéresse ici Luc que la mort du traître. Sa mort, sans qu’elle soit reliée à une action divine, est présentée comme la conséquence de son choix injuste. Quand Luc attribue la mort d’Hérode Agrippa à la volonté divine, il l’exprime de manière explicite : Mais soudain, l’ange du Seigneur frappa Hérode, pour n’avoir pas rendu à Dieu la gloire et, dévoré par les vers, il expira. (Ac 12,23). Tel n’est pas le cas ici.
Dans la version de Luc, la mort de Judas est tout aussi horrible que celle d’Hérode : chute tête en avant, ventre éclaté, entrailles répandues. C’en est même invraisemblable. L’image vient en opposition à la Passion évoquée avec la mention de sa trahison. Judas, l’ancien apôtre, est présenté comme le guide des exécuteurs de Jésus, alors que celui-ci nous fut présenté comme le Fils et serviteur (Lc 22,27). À l’achat du champ avec un salaire d’injustice, répond le rachat gracieux d’Israël lors de la crucifixion (Lc 24,21). Et tandis que Jésus fut élevé sur la croix, comme au ciel (1,9-11), Judas meurt en s’écrasant pitoyablement. Et les entrailles répandues du traitre contrastent avec les entrailles miséricordieuses de Jésus et du Père (Lc 1,78 ; 7,13).
La fin dramatique du traitre, racontée par Luc, offre un portrait antinomique du Christ et de ses véritables apôtres. La mort de Judas, après la Passion de Jésus (selon Luc), montre que cette dernière n’a produit aucun effet de repentir, ni de conversion. Le domaine d’Hakeldama associe sang et terre comme au temps du fratricide de Caïn envers Abel (Gn 4,10).
Les différentes morts de Judas
Petite digression. L’évangile de Matthieu (Mt 27,3-5) fait également part de la mort de Judas mais s’inspire d’une autre tradition. L’évangéliste raconte le suicide Judas par pendaison avant la mort de Jésus. Dans la version de Luc, la mort de Judas advient après la Passion : ce dernier ayant pris le temps d’acheter un champ et de le visiter. Un des seuls points communs est l’achat de ce terrain nommé, après sa mort, Hakeldama, Domaine-du-Sang.
Une autre tradition est mentionnée par l’évêque Papias (+140) dans laquelle Judas, après avoir vécu de ses richesses, meurt, en raison de son surpoids, écrasé par un chariot et dans de terribles souffrances. Ces différences pourraient s’expliquer par des traditions diverses circulant à l’époque des deux rédacteurs Luc et Matthieu. Cependant, il faut aussi tenir compte du projet narratif de chacun.
La Parole et l’Esprit
Ce passage, qui peut paraître anecdotique, permet de mettre au premier plan les deux acteurs principaux de l’œuvre de Luc : l’Esprit Saint et la Parole. Pierre, le pécheur de la mer de Génésareth (Lc 5,1-10), prend la « Parole » : non pour parler mais pour interpréter l’Écriture inspirée et annoncer le dessein de Dieu. Il est désormais, comme tout disciple de Jésus et témoin de sa résurrection, revêtu d’un caractère prophétique, par le don du Christ : Alors Jésus leur ouvrit l’intelligence pour comprendre les Écritures (Lc 24,45).
Ce premier discours de Pierre rappelle également que la Passion de Jésus éclaire le dessein de Dieu jusque dans sa trahison, la mort du traitre et son remplacement. Il ne s’agit pas d’une décision personnelle, ni collective. Pierre est le serviteur de la Parole (Lc 1,2) et de l’Esprit qui guide désormais les actes des apôtres.
L’appel au Psaume 68/69 (verset 26) évoque la condition du juste persécuté. Ce même psaume était mentionné à l’occasion de la Passion : Ils ont mis du poison dans ma nourriture; quand j’ai soif, ils me font boire du vinaigre (Ps 69,22 ; Lc 23,36). Notre verset permet de comprendre que l’avènement du Fils est aussi celui du temps eschatologique du royaume de Dieu et du jugement.
Le second psaume cité par Pierre provient du psaume 109 (verset 8)qui rend compte également de la prière du juste dont le procès est faussé et l’amitié trahie (Ps 109,4-5).
Dans chacun des psaumes, l’injuste condamnation est relevée par l’action divine. La souffrance et la mort du Juste (Lc 23,47) deviennent le lieu de la révélation et de l’inauguration de la justice de Dieu, qui vient rétablir le droit. De même, la mort du traitre ne met pas fin à l’espérance du Royaume signifié par les Douze. L’aventure de l’Évangile, plus forte que la mort et la trahison, doit se poursuivre.
1,21-23 Un digne successeur
1,21 Or, il y a des hommes qui nous ont accompagnés durant tout le temps où le Seigneur Jésus a vécu parmi nous, 22 depuis le commencement, lors du baptême donné par Jean, jusqu’au jour où il fut enlevé d’auprès de nous. Il faut donc que l’un d’entre eux devienne, avec nous, témoin de sa résurrection. » 23 On en présenta deux : Joseph appelé Barsabbas, puis surnommé Justus, et Matthias.
Les Douze
Il faut nous souvenir que le choix des Douze par Jésus, n’est pas un choix anodin. Certes les Douze constituent un groupe de disciples privilégiés dans le sens où ils ont été choisis par Jésus lui-même (Lc 6,12-16) en référence aux Douze tribus d’Israël. Par cette instauration de Douze disciples, Jésus affirmait, dans un geste prophétique, la venue du Royaume de Dieu, dont les signes et miracles accomplis par lui et les Douze (Lc 9) s’adressent à l’ensemble d’Israël, y compris les publicains et les pécheurs. Les critères de choix reprennent les qualités des Douze et insistent sur la continuité, le compagnonnage (depuis le baptême jusqu’à l’ascension) que la mort du traitre ne peut briser, ce dernier répondant à ce qu’annonçait les Écritures. En reconstituant le groupe des Douze, Pierre redonne chair à leur fonction prophétique (et eschatologique) d’annonce du Royaume à venir (Ac 1,6-8) jusqu’au retour du Christ (1,9-11).
De nouveaux critères
Le choix des Douze par Jésus ne se basait sur aucun critère, sinon le seul jugement du Christ. Il en est autrement pour ce deuxième douzième Apôtre. Le premier critère, moins apparent mais tout de même évident, demeure la confession de foi en « Jésus Seigneur ». Le nouvel Apôtre sera choisi parmi ceux qui ont accompagné Jésus. S’en suit un critère d’ordre chronologique : être disciple depuis le baptême jusqu’à son élévation. Enfin, un autre critère, qui est d’abord de l’ordre de la mission : devenir témoin de sa Résurrection.
En réalité, ces critères n’ont rien de chronologiques. Ils définissent le rôle des Douze, ou plutôt des Apôtres comme Luc préfère les appeler (28 fois dans les Actes) – le mot « Douze » pour désigner ce groupe, n’apparait qu’une seule fois dans ce livre : en Ac 6,2. Il est aussi évoqué avec le nombre « onze » en Ac 1,26 et 2,14.
L’accompagnement depuis le baptême jusqu’à la Résurrection montre la fidélité de l’Apôtre, malgré l’accueil difficile de la Passion (Lc 24). La mention du baptême rappelle la théophanie du Jourdain qui confessait Jésus, comme Fils et la descente de l’Esprit et la Parole du Père (Lc 3,21-22). Luc ne mentionnait à cet endroit aucun témoin, et narrativement, même Pierre fut appelé après (Lc 5,1-11).
Ce n’est donc pas tant la présence au Jourdain, que la reconnaissance de ce Fils du Père et du temps eschatologique que Jésus, emplit d’Esprit Saint, inaugurait.
De même, la présence à la Résurrection ne peut faire l’économie de la compréhension, dans la foi, de la Passion (Lc 24). Le Ressuscité est aussi celui qui promet ce même Esprit aux siens.
Les Apôtres sont ceux qui peuvent ainsi revêtir le rôle de témoin dans la foi, non tant pour ce qu’ils ont vu (ou pas) que pour ce qu’ils confessent désormais de lui.
1,24-26 Barsabbas ou Matthias ?
1, 24 Ensuite, on fit cette prière : « Toi, Seigneur, qui connais tous les cœurs, désigne lequel des deux tu as choisi 25 pour qu’il prenne, dans le ministère apostolique, la place que Judas a désertée en allant à la place qui est désormais la sienne. » 26 On tira au sort entre eux, et le sort tomba sur Matthias, qui fut donc associé par suffrage aux onze Apôtres.
La prière
Le choix d’un nouvel Apôtre sera certes objectif, selon des critères bien définis. Cependant, cet appel nait aussi, et peut-être surtout, de la prière de l’assemblée. La communauté, dans son discernement, se laisse guider par son Seigneur. Quant au tirage au sort, il relève d’une pratique usuelle dans le monde antique. Il n’est pas sans rappeler le choix des services du Temple (1Ch 25,8-9) comme cela fut le cas pour Zacharie (Lc 1,9). Les disciples s’en remettent ainsi au Seigneur et Christ : c’est lui qui choisit, qui appelle comme il avait appelé chacun des Douze.
Joseph ou Matthias ?
Narrativement, Luc n’indique aucune préférence. Joseph ou Matthias : les deux conviennent. Mais le texte peut nous laisser entrevoir que ce choix de Matthias est surprenant. Joseph nous a été présenté de manière assez élogieuse. Il bénéficie de deux noms, et d’un qualificatif : Joseph (nom juif très répandu), Barsabbas qui peut faire référence à son père ou sa lignée (bar Sabbas, le fils de Sabbas) ou se traduire aussi par ‘né un sabbat’. Puis le texte ajoute son surnom le qualifiant de juste (Justus). Cette triade pourrait évoquer l’usage du nom dans la noblesse romaine (tria nomina): un prénom, puis un nom patronymique et un surnom. Je n’affirme nullement que Joseph soit de lignée noble mais que la succession de ces trois noms offrent une haute prestance à ce personnage. À l’inverse, la présentation de Matthias est des plus brèves, pour ne pas dire des lus pauvres : un unique nom, assez commun, sans qualificatif, sans renommée.
Mais c’est celui-ci que le Seigneur désigne. Et le choix du Christ et de l’Esprit nous surprendrons encore.
De Matthias (Μαθθίας) – à ne pas confondre avec Matthieu (Matthaios, Μαθθαῖος Mt 9,9), comme de Joseph-Barsabbas-Justus, il n’en sera plus question, sinon de manière collective, parmi les Apôtres (Nous rencontrerons un autre Barsabbas en Ac 15,22).
Le groupe des Douze reconstitué par le Seigneur lui-même permet d’espérer à nouveau ce Royaume annoncé. Le jour de la Pentecôte va confirmer cet avènement.