La mort de Judas (Mt 27,1-10)

Parallèle : aucun

Dim. des Rameaux (A) Mt 26,14-27,66

Le reniement de Pierre est aussitôt suivi, par la mort de Judas, un passage propre à la Passion de Matthieu.

Almeida Júnior, Remords de Judas, 1880

Face à Pilate (27,1-2)

Parallèles : Mc 15,1 ; Lc 23,1 ; (Jn 18,28)

27, 1 Le matin venu, tous les grands prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus pour le faire mettre à mort. 2 Après l’avoir ligoté, ils l’emmenèrent et le livrèrent à Pilate, le gouverneur.

Une digression

Comme pour les autres évangélistes, la comparution devant le grand-prêtre et le conseil est logiquement suivi par le procès romain de Jésus, dès le matin. La particularité de Matthieu est de souligner la détermination des élites religieuses de Jérusalem qui tinrent conseil contre Jésus pour le faire mettre à mort. L’évangéliste insistera encore sur leur culpabilité.

Et c’est sans doute à dessein que Matthieu a placé la mort de Judas avant le procès de Pilate, nous faisant faire ce détour. Effectivement, Jésus, emmené chez le gouverneur, n’est pas officiellement condamné à mort : le récit du remord et de la pendaison de Judas aurait eu plus de sens après la condamnation à la crucifixion par l’autorité romaine. Cependant, la scène, ici située, permet d’établir un meilleur lien entre la mort du traitre, l’obstination du sanhédrin et leur culpabilité. Bien plus, le remord de Judas vient en contraste avec le repentir de Pierre racontée précédemment.

Rembrandt, Judas rapportant les 30 pièces, 1629

Le remord de Judas (27,3-5)

27, 3 Alors, en voyant que Jésus était condamné, Judas, qui l’avait livré, fut pris de remords ; il rendit les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens. 4 Il leur dit : « J’ai péché en livrant à la mort un innocent. » Ils répliquèrent : « Que nous importe ? Cela te regarde ! » 5 Jetant alors les pièces d’argent dans le Temple, il se retira et alla se pendre.

Voyant Jésus condamné

Au regard de ce passage, on a souvent, surtout dans la littérature1, envisagé que Judas ait trahi Jésus afin d’obliger celui-ci (parfois complice ou initiateur de l’idée) à comparaître devant le sanhédrin pour montrer sa puissance messianique, et qu’à la vue de sa condamnation, il ne supporta pas de l’avoir trahi. Mais tel est-il le propos de Matthieu ?

Le remord de Judas est associé non pas seulement à la condamnation mais au fait de voir le condamné. Judas est ici confronté à la vérité du Messie que le procès devant Caïphe avait mis en valeur. La vue du Christ condamné fait mémoire des annonces de la Passion, du moins pour le lecteur :

20,18 Le Fils de l’homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes, ils le condamneront à mort.

Mais Judas, en tant que personnage matthéen, a-t-il saisi le sens de cette contemplation et de cette condamnation ?

Les remords

Les remords de Judas portent, non sur l’identité messianique de Jésus, mais sur son innocence : J’ai péché en livrant à la mort un innocent (litt. J’ai péché en livrant un sang innocent). Paradoxalement, Judas devient le témoin à décharge, attendu, de Jésus ; rôle que Pierre n’a pas voulu tenir. Mais il est trop tard, et son désaveu reçoit un réel refus : ce procédé permet surtout de mettre en avant l’obstination des grands-prêtres et des anciens à supprimer Jésus, innocent ou non : « Que nous importe ?»  

À l’inverse du repentir de Pierre, les remords de Judas sont sans espérance. Sa mort par pendaison exprime sa difficulté, son aveuglement, à accueillir, justement, la condamnation du Christ, comme une œuvre de salut et de rédemption comme Jésus, lui-même, l’avait annoncé lors de la cène avec le sang de l’Alliance, versé pour la multitude en rémission des péchés (26,28). Narrativement, contrairement à Pierre, Judas ne fait pas mémoire des paroles, salvatrices, de Jésus. Le péché de Judas, qui le mènera à la mort, selon Matthieu, n’est pas tant d’avoir vendu et trahit son Rabbi innocent (26,25.49), mais ne pas avoir su reconnaître, en ce condamné, le Seigneur et Christ, fils du Dieu vivant (16,16).

Trente pièces et l’accomplissement des Écritures

Le rappel des trente pièces d’argent nous renvoie, non seulement l’épisode de la trahison (26,14-16), mais aussi à l’accomplissement des écritures via le prophète Zacharie qui exprimait la fin d’une Alliance entre Dieu et son peuple :

Za 11, 4 Ainsi parle le Seigneur mon Dieu : « Fais paître des brebis destinées à l’abattoir, 5 celles que leurs acheteurs abattent impunément [litt. sans remords], et dont leurs vendeurs disent : “Béni soit le Seigneur, me voilà riche !” ; leurs bergers ne les ont pas épargnées. […] 10 Puis je pris mon bâton « Faveur » et je le brisai pour rompre mon alliance, celle que j’avais conclue avec tous les peuples. […] 12 Je leur dis alors : « Si cela vous semble bon, donnez-moi mon salaire, sinon n’en faites rien. » Ils pesèrent mon salaire : trente pièces d’argent.

Ces trente pièces d’argent, Judas les verse pour le Temple. Dans ce cadre narratif, il ne s’agit pas d’une offrande, mais d’un retour à l’envoyeur qui désigne les véritables coupables : les chefs religieux du Temple.

enluminure (Bible XIIIe) Mort d'Absalom

Ahitofel et Judas

La pendaison de Judas fait écho à une autre scène biblique et permet de relire la trahison du disciple. Dans le second livre de Samuel, Ahitofel, conseiller du roi David, prend parti pour la cause d’Absalom, fils du roi et usurpateur du trône (2S 15,12.31). Parallèlement Houshaï, aussi conseiller fidèle de David, reste à la cour d’Absalom, tel un espion du roi. Cette même opposition d’attitude entre Houshaï et Ahitofel, nous la retrouvons avec Pierre, le « fidèle », présent à la cour du grand-prêtre, et Judas. Grâce au stratagème d’Houshaï, Ahitofel n’est plus écouté d’Absalom. Dès lors, le traitre à David décide de se supprimer :

2S 17, 23 Quant à Ahitofel, voyant que son conseil n’était pas suivi d’effet, il sella son âne et se mit en route pour regagner sa maison, dans sa ville. Il donna ses instructions aux gens de sa maison. Puis il se pendit, mourut et fut enseveli dans le tombeau de son père.

Le parallèle entre la mort d’Ahitofel et Judas, relevé par nombre d’exégètes, permet de placer Jésus, trahi et bafoué, dans la même situation que David, roi d’Israël. La chute de Jésus n’indique en rien la négation de sa royauté, et la trahison, comme l’ensemble de la Passion de Matthieu, vient révéler l’accomplissement des Écritures, comme le confirme, aussi, la mention du champ du potier renommé Champ-du-Sang.

Carlo Filippo Chiaffarino, La pendaison de Judasv. 1875

Le prix du sang (27,6-10)

27, 6 Les grands prêtres ramassèrent l’argent et dirent : « Il n’est pas permis de le verser dans le trésor, puisque c’est le prix du sang. » 7 Après avoir tenu conseil, ils achetèrent avec cette somme le champ du potier pour y enterrer les étrangers. 8 Voilà pourquoi ce champ est appelé jusqu’à ce jour le Champ-du-Sang. 9 Alors fut accomplie la parole prononcée par le prophète Jérémie : Ils ramassèrent les trente pièces d’argent, le prix de celui qui fut mis à prix, le prix fixé par les fils d’Israël, 10 et ils les donnèrent pour le champ du potier, comme le Seigneur me l’avait ordonné.

Le champ du potier

Le refus de laisser l’argent malhonnête dans le Trésor constitue un aveu de la part des grands-prêtres. Matthieu souligne ainsi leur culpabilité crasse dans la mort du Messie. Le prix du sang innocent, de la vie trahie, ne peut servir, à leurs yeux, le dessein de Dieu : il est impur. Or, paradoxalement, c’est bien ce sang versé qui révèlera le salut divin.

Le référence à un champ du potier évoque explicitement le livre de Jérémie : Matthieu y faisant référence. La mention du potier illustre la parabole de Jérémie, prêchée à Jérusalem menacée par la puissance Babylonienne : Israël est dans les mains du Seigneur, comme l’argile dans les mains du potier ; il façonne un vase, et le brise si ce dernier ne lui convient pas :

Jr 18, 2 « Lève-toi, descends à la maison du potier ; là, je te ferai entendre mes paroles. » 3 Je descendis donc à la maison du potier. Il était en train de travailler sur son tour […] 6 « Maison d’Israël, est-ce que je ne pourrais pas vous traiter comme fait ce potier ?…

Une telle annonce suscitera la colère des élites contre le prophète :

Jr 18,18 Mes ennemis ont dit : « Allons, montons un complot contre Jérémie. La loi ne va pas disparaître par manque de prêtre, ni le conseil, par manque de sage, ni la parole, par manque de prophète. Allons, attaquons-le par notre langue, ne faisons pas attention à toutes ses paroles. […] 23 Mais toi, Seigneur, tu connais tout leur dessein de mort contre moi.

La mention du champ potier renvoie dont le lecteur à la figure du prophète injustement condamné malgré la vérité de ses paroles et qu’incarne ici le Fils de l’homme.

Antoni Caba, Le repentir de Judas, 1874

Le prix et le champ du sang

Ce thème du sang est très présent chez Matthieu. Il a déjà été annoncé dans des chapitres précédent avec la persécution des prophètes et justes :

23, 30 et vous dites : “Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous n’aurions pas été leurs complices pour verser le sang des prophètes.” 31 Ainsi vous témoignez contre vous-mêmes : vous êtes les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes ! 32 Eh bien ! vous, comblez la mesure de vos pères ! 33 Serpents, engeance de vipères, comment pourriez-vous échapper au châtiment de la géhenne ? 34 C’est pourquoi, voici que moi, j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes. Vous en tuerez et mettrez en croix, vous en flagellerez dans vos synagogues et vous les pourchasserez de ville en ville, 35 pour que retombe sur vous tout le sang des justes répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie (2Ch 24,20), fils de Barachie, que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel. 36 En vérité, je vous le déclare, tout cela va retomber sur cette génération.

Lors du récit du dernier repas, Jésus associe son sang versé à l’Alliance  en vue d’une rémission des péchés :

26, 27 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna en disant: « Buvez-en tous, 28 car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés.

Ce sang de Jésus est alors repris lors de la Passion avec la mort du Judas :

27, 4 « J’ai péché en livrant un sang innocent. » […]  6 Les grands prêtres prirent l’argent et dirent : « Il n’est pas permis de le verser au trésor, puisque c’est le prix du sang. » […] 8 Voilà pourquoi jusqu’à maintenant ce champ est appelé : “Champ du sang ”.

Et, plus loin lors du verdict de Pilate déclarant :

27, 24  […] « Je suis innocent de ce sang. C’est votre affaire ! » 25 Tout le peuple répondit: « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants ! ».

À travers cette thématique du sang, plusieurs points sont à souligner. D’abord les affirmations de Judas et de Pilate permettent de rendre compte de l’innocence de Jésus qui manifeste et accomplit la figure des prophètes injustement persécutés, et, surtout, du messie crucifié. Le sang, représentant le flux vital et sacré donné par Dieu, révèle la culpabilité des élites du Temple. En condamnant Jésus, les autorités religieuses se condamnent et endosse le rôle de pécheur et de criminel envers le frère et le Fils (21,37-39).

Gn 9,5 Quant au sang, votre principe de vie, j’en demanderai compte à tout animal et j’en demanderai compte à tout homme ; à chacun, je demanderai compte de la vie de l’homme, son frère.

Mais la référence à ce sang innocent, ne se limite pas à une condamnation. La cène a rappelé combien Jésus offre sa vie, en son sang, pour l’Alliance en la rémission des péchés. Matthieu fait de la mort du Christ, non seulement un rappel du sacrifice d’Alliance, mais permet de lui associer un caractère expiatoire. Aussi, si les autorités religieuses tombent sous leur propre condamnation, en raison de leurs actes, ils ne pourront être sauvés que par le sang du Christ, en raison de sa Grâce.

Le thème du Messie innocent mais accusé et condamné par les élites du Temple va encore se poursuivre jusque dans le prétoire du gouverneur Pilate.

Fedor Bronnikov, Judas, 1874

Judas et les Actes des Apôtres

Petite digression. Le livre des Actes des Apôtres fait également part de la mort de Judas mais s’inspire d’une autre tradition qui présente celle-ci comme un accident. Dans cette version, Judas aurait vécu jusqu’après à la mort de Jésus. Un des seuls points communs est l’achat d’un terrain nommé, après sa mort, Hakeldama, Domaine-du-Sang.

Ac 1, 17 ce Judas était l’un de nous et avait reçu sa part de notre ministère ; 18 puis, avec le salaire de l’injustice, il acheta un domaine ; il tomba la tête la première, son ventre éclata, et toutes ses entrailles se répandirent. 19 Tous les habitants de Jérusalem en furent informés, si bien que ce domaine fut appelé dans leur propre dialecte Hakeldama, c’est-à-dire Domaine-du-Sang. 20 Car il est écrit au livre des Psaumes : Que son domaine devienne un désert, et que personne n’y habite, et encore : Qu’un autre prenne sa charge.

Une autre tradition est mentionnée par l’évêque Papias (+140) dans laquelle Judas ne se suicide pas. Il meurt, longtemps après la mort de Jésus, en raison de son surpoids, écrasé par un chariot et dans de terribles souffrances. Ces différences pourraient s’expliquer par des traditions différentes circulant à l’époque des deux rédacteurs Luc et Matthieu. Cependant, il faut aussi tenir compte du projet narratif de chacun. Dans le second tome de son œuvre, Luc – comme on le découvrira – la mort affreuse de Judas, autrefois l’un des Douze, est associée à l’accomplissement des Écritures.

  1. Cf. Thomas de Quincey, Judas Iscariote et autres essais, 1883 ; Pierre Bourgeade, Mémoires de Judas , 1985 ; Éric-Emmanuel Schmitt, L’Évangile selon Pilate, 2001 ; Amos Oz, Judas, 2014. ↩︎
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François BESSONNET
François BESSONNET

Bibliste et prêtre (Vendée). → bio

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