Parallèles : Mt 27,1-26 | Mc 15,1-15 | (Jn 18,28-19,16)
Rameaux, évangile (C) Lc 22-23
Le sanhédrin a trouvé un motif d’accusation contre Jésus, amené maintenant à comparaitre devant Pilate. Face à l’autorité romaine, un autre procès se déroule ayant pour thème l’innocence répétée de Jésus et la détermination des élites religieuses à le supprimer.
Le déroulement du procès romain selon Luc
Le passage possède de réelles différences avec les autres évangélistes. S’il suit la trame du récit marcien, Luc y a inséré la comparution devant Hérode (23,6-12) durant laquelle est évoquée, de manière moins violente que les autres synoptiques, la scène des outrages de la soldatesque, ici hérodienne. Ainsi, Jésus n’est pas couronné d’épines et ni ne subit une parodie d’intronisation royale.
Luc insiste sur l’innocence de Jésus. Par cinq fois, Pilate, comme Hérode, déclare ne trouver aucun motif de condamnation (23,4.14.16.22). De même, à sa mort, le centurion verra en Jésus un homme juste (23,47). Chez Marc, Pilate semble davantage indifférent tandis que chez Matthieu, ironiquement, c’est le procurateur qui affirme : 27,24 Je suis innocent du sang de cet homme.
Cette insistance sur l’innocence de Jésus est d’autant plus surprenante, que Pilate ne s’adresse à lui qu’une seule fois : 23,3 Es-tu le roi des juifs ? Par comparaison, non seulement avec Jean qui possède six interventions de Pilate auprès de Jésus, Marc en évoque trois : 15,2 Es-tu le roi des Juifs ? 15,4a Tu ne réponds rien ? et 15,4b Vois toutes les accusations qu’ils portent contre toi. De son côté, Matthieu en rapporte deux : 27,11 Es-tu le roi des Juifs ? ; 27,13 Tu n’entends pas tous les témoignages portés contre toi ?
Il est clair que pour Luc, et pour Pilate, l’innocence de Jésus ne fait pas de doute et le procès oppose ainsi davantage le procurateur au sanhédrin lequel avancera de faux arguments avant de se contenter d’une vindicte criante : crucifie-le.
Le récit de Luc est disposé en quatre temps, alternant une comparution avec Pilate et une confrontation (physique ou théorique) avec un autre personnage en lien avec l’accusation envers Jésus : le roi des Juifs (23,2.3) et le supposé émeutier (23,2.5)
- Jésus, innocenté par Pilate (23,1-5)
- Jésus, roi des Juifs ?, face au ‘roi’ de Galilée, Hérode (23,6-12)
- Jésus innocenté (23,13-17)
- Jésus, le séditieux ?, face à l’émeutier Barabbas (23,18-25)
Aucun motif de condamnation (23,1-5)
23, 1 L’assemblée tout entière se leva, et on l’emmena chez Pilate. 2 On se mit alors à l’accuser : « Nous avons trouvé cet homme en train de semer le trouble dans notre nation : il empêche de payer l’impôt à l’empereur, et il dit qu’il est le Christ, le Roi. » 3 Pilate l’interrogea : « Es-tu le roi des Juifs ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui le dis. » 4 Pilate s’adressa aux grands prêtres et aux foules : « Je ne trouve chez cet homme aucun motif de condamnation. » 5 Mais ils insistaient avec force : « Il soulève le peuple en enseignant dans toute la Judée ; après avoir commencé en Galilée, il est venu jusqu’ici. »
Es-tu le roi des Juifs ?
Pilate fut gouverneur de Judée entre l’an 26 et 36. Il n’est ici qualifié d’aucun titre. L’évangéliste nous l’avait déjà présenté, avec Hérode, dès le début de la prédication du baptiste : 3,1 L’an quinze du règne de l’empereur Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode étant alors au pouvoir (tétrarque) en Galilée.
Le gouverneur voit donc venir à lui l’ensemble du sanhédrin réuni plus tôt. Ce déplacement de l’assemblée toute entière indique son unanimité à condamner Jésus. La comparution pour but la mise à mort qui ne pouvait émaner que du pouvoir romain. Les motifs d’accusation paraissent avoir changé. Nous avions vu que la comparution devant le sanhédrin portait sur la prétention messianique de Jésus, considéré comme faux prophète et faux messie. Ici, les motifs, plus audibles par cet auditoire païen, sont davantage politique. Jésus est accusé d’être un chef nationaliste empêchant de payer l’impôt et se disant christ, terme qu’ils résument et traduisent par celui de roi. La prétention messianique est ainsi réduite à une revendication politique. Le lecteur sait que ces accusations sont totalement infondées. L’évangéliste a montré la sagesse de Jésus vis-à-vis de l’impôt à César (20,20-26) ainsi que son refus de prendre les armes (22,1-6). Le sanhédrin montre qu’il souhaite opposer Jésus, christ et roi, à l’empereur de Rome.
La réponse de Jésus à la question de Pilate : Es-tu le roi des Juifs ? peut être entendue comme un refus de cette royauté-là. C’est toi qui le dis : Jésus n’accepte pas la royauté politique qu’on lui attribue. Étonnamment, et Luc ne donne explication, Pilate ne rentre pas dans le jeu des accusateurs. Le récit montre davantage l’acharnement de ces derniers qui évoquent encore l’action séditieuse de Jésus : en plus d’être roi, il soulève le peuple. Mais, cette accusation est aussi un aveu de leur mensonge : Il soulève le peuple en enseignant. Voilà l’arme de Jésus : son enseignement, sa parole. Ce qui vient conforter l’innocence de Jésus.
Comme pour mieux de se débarrasser des gêneurs, Pilate, entendant le mot Galilée, va renvoyer l’affaire de ce supposé roi des Juifs devant Hérode, roi et tétrarque de Galilée.
Devant Hérode (23,6-12)
23, 6 À ces mots, Pilate demanda si l’homme était Galiléen. 7 Apprenant qu’il relevait de l’autorité d’Hérode, il le renvoya devant ce dernier, qui se trouvait lui aussi à Jérusalem en ces jours-là. 8 À la vue de Jésus, Hérode éprouva une joie extrême : en effet, depuis longtemps il désirait le voir à cause de ce qu’il entendait dire de lui, et il espérait lui voir faire un miracle. 9 Il lui posa bon nombre de questions, mais Jésus ne lui répondit rien. 10 Les grands prêtres et les scribes étaient là, et ils l’accusaient avec véhémence. 11 Hérode, ainsi que ses soldats, le traita avec mépris et se moqua de lui : il le revêtit d’un manteau de couleur éclatante et le renvoya à Pilate. 12 Ce jour-là, Hérode et Pilate devinrent des amis, alors qu’auparavant il y avait de l’hostilité entre eux.
Joie extrême
Hérode Antipas est le fils d’Hérode le Grand. A la mort de celui-ci (en 4 av. J.-C .), quatre des ses fils se partagent son royaume. Hérode Antipas hérita de la tétrarchie de Galilée. Luc est le seul à présenter Jésus devant Hérode présent à Jérusalem pour la Pâque.
La joie extrême de celui-ci, à la vue de Jésus, peut nous surprendre. Cette joie-là n’est pas celle d’une rencontre amicale. Luc nous avait présenté Hérode comme celui qui cherchait à voir Jésus après avoir évoqué la décapitation de Jean le baptiste (9,9). La joie présente exprime davantage son désir, enfin assouvi, de voir Jésus soumis à son pouvoir.
Le contraste est fort avec la comparution devant Pilate. Ce dernier n’a posé qu’une question à Jésus et a reçu une réponse. Hérode pose, lui, bon nombre de questions, mais n’obtient aucune réponse. Pas même un de ces miracles dont il avait entendu parler (9,9). Jésus, prisonnier, muet et sans pouvoir miraculeux, ne fait pas figure de concurrent dangereux pour le tétrarque de Galilée, et cela malgré les accusations véhémentes des grands prêtres et des scribes. Les outrages des soldats hérodiens, ces moqueries, comme ce manteau éclatant, servent à souligner l’humiliation de Jésus. La comparution devant Hérode vient, narrativement, confirmer l’innocence de Jésus vis-à-vis d’une des accusations : il n’est pas le roi des Juifs, à la manière hérodienne.
La joie extrême d’Hérode et cette amitié nouvelle avec Pilate encadrent ce passage. Elles sont toutes deux associées à la présence de Jésus. Historiquement, l’amitié entre Pilate et Hérode est loin d’être reconnue. Elle fait partie de la narration lucanienne. Mais de quelle manière qualifier cette amitié ? Les associe-t-elle dans un pouvoir politique contre Jésus ? Pas sûr : l’attitude d’Hérode, renvoyant le prévenu à Pilate, montre leur accord sur l’innocence de Jésus (23,15). Cette amitié est davantage à entendre telle une considération mutuelle : Pilate envoyant Jésus à Hérode, reconnaît son autorité de tétrarque de Galilée, et inversement Hérode, lui renvoyant, reconnaît l’autorité de Rome. Mais, cette indication vient surtout souligner un bienfait issu de la Passion. Là est le miracle attendu. Il en était déjà ainsi avec la guérison de l’oreille du serviteur du grand-prêtre (22,50-51) et il en sera de même avec le salut offert au malfaiteur (23,3-43). La Passion vient révéler l’action bénéfique de Dieu.
Rien qui ne mérite la mort (23,13-17)
23, 13 Alors Pilate convoqua les grands prêtres, les chefs et le peuple. 14 Il leur dit : « Vous m’avez amené cet homme en l’accusant d’introduire la subversion dans le peuple. Or, j’ai moi-même instruit l’affaire devant vous et, parmi les faits dont vous l’accusez, je n’ai trouvé chez cet homme aucun motif de condamnation. 15 D’ailleurs, Hérode non plus, puisqu’il nous l’a renvoyé. En somme, cet homme n’a rien fait qui mérite la mort. 16 Je vais donc le relâcher après lui avoir fait donner une correction. » 17 (1)
Le relâcher ?
Avec ce retour chez Pilate, un nouveau personnage réapparait : le peuple. Il est pris à témoin par le gouverneur. Publiquement, Jésus est déclaré innocent de toute condamnation à mort : une simple correction (bastonnade ou flagellation) suffit. Ce geste peut contenter les revendications du sanhédrin mais aussi le peuple dont on sait la faveur qu’il accordait à Jésus et ses paroles (21,37-38). Ni l’autorité romaine en Judée, ni le pouvoir hérodien en Galilée, n’ont trouvé de motifs d’accusation. La sentence a donc davantage valeur d’acte diplomatique auprès du peuple et du sanhédrin. Tout pourrait s’arrêter ici. Les grands-prêtres et les scribes, qui craignaient la réaction du peuple (22,1-6), ne pourront que se soumettre à ce jugement. De même, le peuple sera ravi de voir Jésus relâché. La narration nous y a préparé. Mais, rien ne se passera ainsi.
Contre Barabbas (23,18-25)
23, 18 Ils se mirent à crier tous ensemble : « Mort à cet homme ! Relâche-nous Barabbas. » 19 Ce Barabbas avait été jeté en prison pour une émeute survenue dans la ville, et pour meurtre. 20 Pilate, dans son désir de relâcher Jésus, leur adressa de nouveau la parole. 21 Mais ils vociféraient : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! » 22 Pour la troisième fois, il leur dit : « Quel mal a donc fait cet homme ? Je n’ai trouvé en lui aucun motif de condamnation à mort. Je vais donc le relâcher après lui avoir fait donner une correction. » 23 Mais ils insistaient à grands cris, réclamant qu’il soit crucifié ; et leurs cris s’amplifiaient. 24 Alors Pilate décida de satisfaire leur requête. 25 Il relâcha celui qu’ils réclamaient, le prisonnier condamné pour émeute et pour meurtre, et il livra Jésus à leur bon plaisir.
Qu’il soit crucifié
Tous, unanimes, demandent la mort en criant. L’action est violente et inattendue. Luc est très catégorique à ce sujet. Les grands-prêtres n’excitent (Mc 15,11), ni ne persuadent (Mt 27,20) la foule. Ici, c’est le peuple, un terme associé à la prédication réussie de Jésus, qui demande, avec le sanhédrin, la crucifixion de Jésus. Rien n’a donc préparé le lecteur à une telle réaction. Jésus n’est pas soutenu par ceux qui étaient, il a y peu, suspendus à ses lèvres (19,48) et craint par les élites religieuses (22,2). Pourquoi un tel retournement ?
Là encore, il nous faut rester dans la logique lucanienne de la Passion. Le Christ accomplit le dessein de Dieu jusqu’en étant rejeté par les siens. Ce rejet est, comme on l’a vu, associé aux représentations habituelles du Messie et Sauveur. La réaction du peuple reflète leur déception : trahi, renié , arrêté, soumis à Rome, à Hérode, seul, bafoué, outragé, Jésus ne correspond pas à l’image du Messie attendu.
La scène que le peuple a sous les yeux sent plus la fin d’un règne annoncé que le début d’une victoire éclatante.
La réaction de tous, peuple compris, est encore éclairée par le choix préférentiel de Barabbas. Il est désigné par Luc comme un véritable émeutier et meurtrier. Paradoxalement cette description semble correspondre davantage aux attentes du peuple et, conséquemment, vient innocenter Jésus quant à son second chef d’inculpation. Il était accusé de jeter le trouble dans la nation (23,2) et de soulever le peuple (22,5.13). Or celui pour qui le peuple se soulève n’est pas Jésus mais Barabbas. Voilà encore le paradoxe de la Passion : la condamnation de Jésus révèle son innocence.
La triple intercession de Pilate en faveur de Jésus n’y changera rien. Malgré les mensonges des uns et la fausseté des autres, Pilate est obligé de se soumettre. Est-ce par lâcheté ou par crainte d’une émeute populaire ? Luc n’en dit rien, le récit de l’évangéliste se concentrant sur l’innocence avérée du juste condamné. Tel qu’il l’avait annoncé, Jésus, vrai prophète et vrai Messie, est livré aux mains des païens (18,32) comme aux mains des hommes (9,47) pour être crucifié.
- Ajout tardif : À chaque fête, il était obligé de leur relâcher un prisonnier. ↩︎