Entrée à Jérusalem et au Temple (Lc 19,28-48)

Parallèles : Mt 21,1-17.18-22 | Mc 11,1-11.12-25 | Jn 2,13-25 ; 12,12-19

Rameaux, procession (année C) Lc 19,28-40

Ce qui avait été résolument décidé (9,51) arrive enfin à son accomplissement : Jésus entre à Jérusalem. Le passage est constitué de trois moments : les préparatifs et l’entrée acclamée dans la ville (19,28-40), la plainte de Jésus sur Jérusalem (19,41-44) et son action dans le Temple (19,45-48).

Nikolay Koshelev, Entrée à Jérusalem, 1900

Un petit âne (19,28-34)

19, 28 Après avoir ainsi parlé, Jésus partit en avant pour monter à Jérusalem. 29 Lorsqu’il approcha de Bethphagé et de Béthanie, près de l’endroit appelé mont des Oliviers, il envoya deux de ses disciples, 30 en disant : « Allez à ce village d’en face. À l’entrée, vous trouverez un petit âne attaché, sur lequel personne ne s’est encore assis. Détachez-le et amenez-le. 31 Si l’on vous demande : “Pourquoi le détachez-vous ?” vous répondrez : “Parce que le Seigneur en a besoin.” » 32 Les envoyés partirent et trouvèrent tout comme Jésus leur avait dit. 33 Alors qu’ils détachaient le petit âne, ses maîtres leur demandèrent : « Pourquoi détachez-vous l’âne ? » 34 Ils répondirent : « Parce que le Seigneur en a besoin. »

Après avoir ainsi parlé

Comme Marc et Matthieu, l’entrée dans la ville est précédée d’un épisode où Jésus demande à ses disciples d’aller quérir un ânon (ou une ânesse et son petit Mt 21,1-17 ). Chez Luc, l’épisode est explicitement associé à la parabole des mines : Après avoir ainsi parlé, Jésus partit en avant pour monter à Jérusalem. Un tel rapprochement permet au lecteur de demeurer dans la thématique royale développée précédemment. La présence de l’ânon et la prochaine joie des disciples renvoient effectivement au prophète Zacharie annonçant la venue du messie-roi :

Za 9,9 Tressaille d’allégresse, fille de Sion ! Pousse des acclamations, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi s’avance vers toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne – sur un ânon tout jeune.

Jésus partit en avant (emprosthén, ἔμπροσθεν), le même mot était utilisé peu avant, lors de la parabole pour décrire le jugement du roi sur ses concitoyens : 19,27 amenez-les ici et égorgez-les devant (emprosthén ; ἔμπροσθεν) moi. La venue de Jésus à Jérusalem coïncide avec ce retour du roi eschatologique attendu. Il restera à redéfinir le sens de cette royauté et de ce jugement.

Le Seigneur en a besoin

Cet ânon sur lequel personne ne s’est encore assis indique, ou bien que l’animal est encore si jeune que pas un homme n’a osé le prendre comme monture, ou bien qu’il est réservé à un hôte d’honneur, tel un roi. Les deux lectures ne sont pas incompatibles. L’ânon devient le symbole d’une nouveauté royale et messianique qui entre à Jérusalem et d’une fragilité que Jésus honore. Cette fragilité est soulignée également par l’insistance du texte, propre à Luc, sur l’acte de le détacher (luô, λύω,19,30.31.33²). Ce verbe était, également, utilisé à propos de la délivrance de la femme infirme (13,15.16). De même, le besoin, ou la nécessité (chréïa, χρεία 19,31.34) renvoie, dans l’évangile de Luc, à la guérison des malades (5,31; 9,11) ou des pécheurs (5,31 ; 15,7).

L’insistance de Luc sur ce déliement permet d’associer l’arrivée royale de Jésus au dessein de Dieu en faveur du peuple (4,14-21). Ainsi, l’œuvre de salut s’accomplira selon la parole de Jésus : les disciples trouveront les choses telles que Jésus les a annoncées, quitte à surprendre comme les propriétaires de ce petit ânon : Pourquoi détachez-vous l’âne ? De même, tout ce qu’il dit s’accomplit, ainsi s’accomplira sa passion et sa résurrection (9,22 ; 18,31-34). C’est le Seigneur qui s’avance en avant, déterminé (9,51) afin de manifester le salut du Seigneur. Cette dénomination demeure ambigüe puisqu’elle sert à désigner tout autant le Dieu d’Israël (1,68 ; 10,21…) que Jésus lui-même (2,11 ; 7,13…). Mais ce service-là est aussi celui du Seigneur Jésus.

Pedro de Orrente, Entrée à _Jerusalem,1620

Entrée à Jérusalem (19,35-40)

19, 35 Ils amenèrent l’âne auprès de Jésus, jetèrent leurs manteaux dessus, et y firent monter Jésus. 36 À mesure que Jésus avançait, les gens étendaient leurs manteaux sur le chemin. 37 Alors que déjà Jésus approchait de la descente du mont des Oliviers, toute la foule des disciples, remplie de joie, se mit à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu’ils avaient vus, 38 et ils disaient : « Béni soit celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur. Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux ! » 39 Quelques pharisiens, qui se trouvaient dans la foule, dirent à Jésus : « Maître, réprimande tes disciples ! » 40 Mais il prit la parole en disant : « Je vous le dis : si eux se taisent, les pierres crieront. »

Un cortège royal

A la différence de Matthieu et de Marc, les cris et les ovations proviennent du groupe des disciples : ils sont, à cet instant, les seuls à reconnaître en Jésus, le Seigneur et le roi. Si Luc ne fait pas mention de rameaux (Jn 12,13) ou de branches (Mc 11,8 ; Mt 21,8), il conserve la présence des manteaux disposés sur l’ânon et sur le chemin, dessinant une voie honorifique et royale. La scène évoque, effectivement, l’accueil, par les siens, de Jéhu, nouveau roi d’une nouvelle dynastie sur Israël :

2R 9, 13 Ils se hâtèrent de prendre chacun son vêtement et les étendirent sous ses pieds en haut des marches. Puis ils sonnèrent du cor et dirent : « Jéhu est roi ! ».

Jéhu était alors celui que Dieu a choisi et oint par la main du prophète Élisée, pour mettre fin à l’idolâtrie et l’injustice perpétuées par Acab, Ocozias son successeur et Jézabel, la reine. Le contexte est donc encore celui d’un jugement divin.

La descente du mont des Oliviers (19,37) pourrait aussi évoquer l’intronisation du roi Salomon du vivant de son père :

1R 1, 33 Et le roi [David] leur dit : « Prenez avec vous les serviteurs de votre maître. Vous placerez mon fils Salomon sur ma propre mule, et vous le ferez descendre à Guihone. 34 Là, le prêtre Sadoc et le prophète Nathan lui donneront l’onction comme roi sur Israël. Vous sonnerez du cor et vous direz : “Vive le roi Salomon !”

 Francken the Younger, Entrée à Jérusalem, XVIIe

L’acclamation des disciples

Ainsi, la véritable acclamation ne commence qu’au mont des Oliviers. Là, la joie des disciples, désormais multitude (plèthos, πλῆθος), s’exprime en ovation pour le roi. Ce terme est ajouté à ce verset tiré du psaume (117/118,26) chantant la victoire de Dieu accompagné en cortège jusqu’au Temple : 117/118, 26 Béni soit celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur et se poursuivant ainsi :   27 Dieu, le Seigneur, nous illumine. Rameaux en main, formez vos cortèges jusqu’auprès de l’autel. De même, l’acclamation Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux, propre à Luc, peut provenir du livre du prophète Baruch déclarant sur Jérusalem réhabilitée : Ba 5,4 Dieu, pour toujours, te donnera ces noms : « Paix-de-la-justice » et « Gloire-de-la-piété-envers-Dieu »

Ainsi exprimées, les ovations des disciples portent en elles une signification extrêmement eschatologique. Il ne s’agit pas de n’importe quel prétendu roi, mais du roi qui vient au nom du Seigneur, celui qui inaugure ce temps de paix et de règne de Dieu, manifestés en sa gloire. De même, les vivats des disciples sont associés à tous les miracles qu’ils avaient vus. Or, à ce stade du récit, ces miracles accomplis nous ont été présentés comme l’expression de l’avènement du règne de Dieu et de son Messie (4,14-21).

Le reproche des pharisiens

Le reproche des pharisiens à l’égard des disciples va en ce sens : Jésus est reconnu et acclamé, par les siens, comme le messie royal. Ils ne contestent pas Jésus ni son enseignement, mais ce titre de roi messianique qui lui est attribué. De fait, ils s’adressent à Jésus en l’appelant maître afin qu’il fasse taire ses propres disciples : Maître, réprimande tes disciples !

La réponse de Jésus insiste sur la révélation indéniable de la venue du roi Messie : si eux se taisent, les pierres crieront. L’identité messianique de Jésus ne tient pas à l’acclamation de ses disciples : il la tient du Père. Ce ne sont pas les disciples qui intronisent le Messie, c’est l’avènement du Christ qui leur permet d’exprimer ainsi leur foi.

Cependant, il faut nous rappeler que, peu avant, la parabole des mines était destinée à ceux qui pensaient que le royaume de Dieu allait se manifester à l’instant même (19,11). La joie du moment exprime aussi la foi du moment qui devra passer l’épreuve des contestations et de la croix. Et bientôt, les disciples eux-mêmes seront dans le silence, face à la mort de leur Seigneur. Ainsi, cette même réponse de Jésus peut faire écho au prophète Habacuc :

Ha 2, 11 Oui, du mur une pierre va crier, et de la charpente, une poutre lui répondra. 12 Quel malheur pour celui qui bâtit une ville dans le sang et fonde une cité sur le crime !

La controverse avec le groupe des pharisiens prend fin. Ils disparaissent, narrativement, du public de Jérusalem ainsi que de la Passion, laissant place à une opposition plus virulente avec les anciens de la ville, les sadducéens et leurs scribes (19,47).

Enrique Simonet, Flevit super illam, 1892

Pleurs sur la ville (19,41-44)

19, 41 Lorsque Jésus fut près de Jérusalem, voyant la ville, il pleura sur elle, en disant : 42 « Ah ! si toi aussi, tu avais reconnu en ce jour ce qui donne la paix ! Mais maintenant cela est resté caché à tes yeux. 43 Oui, viendront pour toi des jours où tes ennemis construiront des ouvrages de siège contre toi, t’encercleront et te presseront de tous côtés ; 44 ils t’anéantiront, toi et tes enfants qui sont chez toi, et ils ne laisseront pas chez toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le moment où Dieu te visitait. »

Des jours viendront

Trois complaintes sur Jérusalem ponctuent la seconde moitié de l’évangile. Nous avons pris connaissance de la première (13,33-35) dans laquelle Jésus désignait la ville comme celle qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés ; et dont le Temple est abandonné à ses dirigeants. Anticipant la Passion, Luc insistait sur la surdité des notables de la ville, se refusant au dessein de Dieu.

Cette fois-ci, le texte porte sur le drame qui attend la ville. Luc fait référence à la prise de la ville et à sa destruction par les armées romaines, en juillet 70, lors de la révolte juive. Pour le lecteur, Jérusalem est déjà détruite. Mais, l’évangéliste voit-il en ce drame un châtiment divin ? Certes, il associe la chute de la ville à la non-reconnaissance du Messie : si toi aussi, tu avais reconnu en ce jour ce qui donne la paix ! … parce que tu n’as pas reconnu le moment où Dieu te visitait. Cependant, Jésus insiste davantage sur l’aveuglement des responsables religieux. Incapables de reconnaître le Dieu de paix, ni sa visitation en son Fils, ils ont pris le chemin de la violence, entrainant derrière eux la mort des habitants : ils t’anéantiront, toi et tes enfants qui sont chez toi. La chute de Jérusalem n’est pas un châtiment divin, mais la conséquence de l’aveuglement de ses dirigeants. De fait, les paroles de Jésus expriment davantage le deuil, la lamentation que l’invective ou l’injonction. Dans la complainte suivante (23,26-31), sur son chemin de croix, Jésus s’adressera aux filles de Jérusalem. Car la reconnaissance de la visitation divine en son messie doit accueillir l’événement prochain de la croix. De fait, le chemin de la révélation passe par la passion. L’inévitable révèle le roi et le véritable règne.

Matthias Stom, Le Christ chassant les marchands du temple, 1630

Dans le Temple (19,45-48)

19, 45 Entré dans le Temple, Jésus se mit à en expulser les vendeurs. Il leur déclarait : 46 « Il est écrit : Ma maison sera une maison de prière. Or vous, vous en avez fait une caverne de bandits. » 47 Et il était chaque jour dans le Temple pour enseigner. Les grands prêtres et les scribes, ainsi que les notables, cherchaient à le faire mourir, 48 mais ils ne trouvaient pas ce qu’ils pourraient faire ; en effet, le peuple tout entier, suspendu à ses lèvres, l’écoutait.

Une caverne de bandits

L’entrée dans la ville, depuis le Mont des Oliviers, est aussi l’entrée dans le Temple. Finalement, en tenant compte de la plainte de Jésus, l’incapacité à reconnaître la venue du Messie trouve maintenant ses coupables : les dirigeants du Temple. L’action de Jésus a, d’une certaine manière, une fonction de jugement.

Luc ne fait pas mention de fouet (Jn 2,13-25), et omet la présence des changeurs et du bétail (Mc 11,12-25 ; Mt 21,1-17). Le texte est donc plus concis et présente un caractère moins violent : ce qui est davantage cohérent avec ce jour ce qui donne la paix (11,42) et cette paix dans le ciel (11,38) proclamée plus haut. Cependant, tout en allant à l’essentiel, le texte de Luc, dénonce, à travers les vendeurs, la gestion même du Temple et ceux qui le dirigent : la caste sadducéenne des grands-prêtres. La version de Luc ne remet pas en question le Temple, ni même les sacrifices qui s’y déroulent, du moins pas de manière explicite. Le reproche porte sur le détournement de la vocation du Temple. Cette maison de prière, lieu de célébration de l’Alliance et de rassemblement est devenu une caverne de bandits. Ces deux expressions sont tirées des prophètes Isaïe et Jérémie :

  • Is 56,7 Je les conduirai à ma montagne sainte je les comblerai de joie dans ma maison de prière, leurs holocaustes et leurs sacrifices seront agréés sur mon autel, car ma maison s’appellera « Maison de prière pour tous les peuples.
  • Jr 7,11 Est-elle à vos yeux une caverne de bandits, cette Maison sur laquelle mon nom est invoqué ? Pour moi, c’est ainsi que je la vois – oracle du Seigneur.

Le Temple, par définition lieu du don et de l’offrande, est devenu un dépôt, un lieu d’accaparement et de recel. Jésus dénonce ainsi les égarements des grands-prêtres, de leurs scribes et des notables ou chefs du peuple. Ces trois catégories de personnes réagissent contre l’action et les propos de Jésus. Leurs membres constituent le sanhédrin (22,66), institution chargée des délits vis-à-vis de la Loi, des questions de doctrine et du calendrier religieux. Le ton est donné : l’opposition sera encore plus vive et dramatique ; ils cherchaient à le faire mourir. Les grands-prêtres sadducéens vont jouer un rôle déterminant dans la condamnation de Jésus. Associés à leurs scribes, spécialistes de la Loi de Moïse, et aux notables – ou les anciens (201,1) – les responsables du Temple sont contestés dans leur autorité. En contraste, l’enseignement de Jésus, aussi quotidien que les offrandes,  au sein de ce Temple souillé, a toute sa place et reçoit un accueil des plus favorables : le peuple tout entier, suspendu à ses lèvres, l’écoutait. La parole de Jésus rassemble et ouvre à un véritable attachement avec le peuple. C’est cette parole que ses nouveaux contradicteurs vont d’abord remettre en cause.

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François BESSONNET
François BESSONNET

Bibliste et prêtre (Vendée). → bio

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