La Pâque et la Cène (Mt 26,17-35)

Parallèles : Mc 14,12-31 ; Lc 22,7-34 ; (Jn 13,21-38)

Dim. des Rameaux (A) Mt 26,14-27,66

Après l’onction à Béthanie et la forfaiture de Judas, l’évangile nous amène au premier jour de la Pâque juive, où Jésus, au cours d’un repas, dévoile le sens de sa mort prochaine.

Mathilde Blöck, Cène, 1906

Les préparatifs pour la Pâque (26,17-19)

Parallèles : Mc 14,12-16 ; Lc 22,7-13

26, 17 Le premier jour de la fête des pains sans levain, les disciples s’approchèrent et dirent à Jésus : « Où veux-tu que nous te fassions les préparatifs pour manger la Pâque ? » 18 Il leur dit : « Allez à la ville, chez un tel, et dites-lui : “Le Maître te fait dire : Mon temps est proche ; c’est chez toi que je veux célébrer la Pâque avec mes disciples.” » 19 Les disciples firent ce que Jésus leur avait prescrit et ils préparèrent la Pâque.

Fête des pains sans levain

Les fêtes des pains sans levain et de Pâque célèbrent la sortie des Hébreux hors d’Égypte, grâce à l’intervention salutaire de Dieu. Elle débute au soir du 14ème jour de Nissan, avec le sacrifice de l’agneau au Temple, qui sera consommé durant le repas pascal ou seder, dans les maisons. En cette période, la foule des croyants juifs est considérable à Jérusalem, venant de Judée, de Galilée et de toutes les communautés de la diaspora.

Allez à la ville, chez un tel

Le texte de Matthieu se distingue de celui de Marc. Contrairement à ce dernier, il ne fait pas mention de deux seuls disciples envoyés vers un tel, devant repérer et suivre un homme portant une cruche. Ainsi, Matthieu concentre son récit sur la parole de Jésus ajoutant ce commentaire : mon temps est proche.

Ce faisant, l’hôte n’est anonyme que pour le lecteur : les disciples, chez Matthieu, ont connaissance de cet un tel et de son domicile. Ce qui range ce dernier parmi les disciples ou les sympathisants du Nazaréen. Ce silence sur l’identité n’est pas donc de l’ordre d’une énigme, mais permet, au lecteur, de situer ce dernier repas dans une scène d’hospitalité, et reconnaître en ce lieu, toute maison où se célébrera, par la suite, le repas du Seigneur des premières communautés chrétiennes.

Mon temps est proche

L’épisode des préparatifs permet de reconnaître l’initiative de Jésus qui devient donc le maître du repas. C’est à sa volonté que se plient les disciples, écoutant sa parole, telle la prescription avisée d’un maître : Les disciples firent ce que Jésus leur avait prescrit et ils préparèrent la Pâque.

Mais déjà, Jésus réoriente la célébration de cette Pâque : mon temps est proche. La phrase est emplie de gravité. Ce temps, ce kairos (καιρός), définit celui de l’accomplissement et de la révélation victorieuse du royaume du Père, annoncé depuis le début de l’évangile (8,29 ; 11,25). Ce temps du règne et du jugement eschatologique (13,30 ; 16,3) est maintenant associé à la personne du Christ. Jésus ne célèbre pas sa fin, mais la finalité de sa mission. Cette dernière sera éclairée par le sens même de la Pâque : la délivrance du peuple et son alliance avec Dieu. Dans ces premiers versets, rien n’annonce explicitement le drame qui va se jouer.  

Artus Wolfaerts, Cène, 1630

Celui-là va me livrer (26,20-25)

Parallèles : Mc 14,17-21 ; Lc 22,21-33 ; (Jn 13,21-30)

26, 20 Le soir venu, Jésus se trouvait à table avec les Douze. 21 Pendant le repas, il déclara : « Amen, je vous le dis : l’un de vous va me livrer. » 22 Profondément attristés, ils se mirent à lui demander, chacun son tour : « Serait-ce moi, Seigneur ? » 23 Prenant la parole, il dit : « Celui qui s’est servi au plat en même temps que moi, celui-là va me livrer. 24 Le Fils de l’homme s’en va, comme il est écrit à son sujet ; mais malheureux celui par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! » 25 Judas, celui qui le livrait, prit la parole : « Rabbi, serait-ce moi ? » Jésus lui répond : « C’est toi-même qui l’as dit ! »

Avant la cène

Il y a un élément qui peut nous surprendre. Jésus annonce cette trahison durant le repas, littéralement pendant qu’ils mangeaient (esthiontôn autôn ,ἐσθιόντων αὐτῶν), alors que la bénédiction du dîner, qui débute le seder pascal, aura lieu après. La logique serait meilleure, si comme Luc, Matthieu avait choisi d’inverser les deux scènes pour commencer par la bénédiction.

Dès lors que comprendre ? Matthieu, et Marc, exprimeraient-ils un manque de respect, ou une ignorance, des disciples vis-à-vis du repas pascal ? Ni l’un, ni l’autre n’insiste sur cet aspect. Certes, nous pourrions aussi comprendre : pendant qu’ils se préparaient à manger, mais ce serait atténuer le propos de Matthieu.

Luc, ajoutant la bénédiction d’une coupe au rite du repas, suit davantage la logique d’un seder pascal. Il inscrit la Cène dans la tradition juive à laquelle Jésus appartient. Marc et Matthieu ont-ils voulu s’en détacher pour insister sur la nouveauté de la révélation et de l’Alliance en Jésus Christ ? C’est possible : les rites du seder sont moins explicites dans leurs versions. Mais la place première donnée à l’annonce de la trahison permet aussi d’insister sur la dimension dramatique du repas. Tout en annonçant, explicitement, cette trahison, Jésus célèbre la nouvelle alliance qui s’accomplira en sa vie donnée. Pour le dire autrement : l’annonce de la trahison par un proche donne au récit de la Cène, qui suit, encore plus de force.

De même, la précision de Jésus  : Celui qui s’est servi au plat en même temps que moi, n’implique pas, chez Matthieu, une référence à ce dîner-là, mais, aussi, aux repas passés et partagés avec ses disciples. Surtout, Matthieu pourrait faire référence au verset d’un psaume : Ps 40/41,10 celui qui partageait mon pain, m’a frappé du talon. La phrase insiste davantage sur le lien de proximité relationnelle qui unit Jésus au traître, et non sur un geste simultané des deux.

Le texte permet de souligner une autre concomitance. L’expression pendant qu’ils mangeaient (esthiontôn autôn ,ἐσθιόντων αὐτῶν) est reprise au moment de la bénédiction du repas (26,21). Ainsi, le lecteur peut associer ces deux moments : la trahison par l’un des siens ne dessert pas l’annonce de la nouvelle alliance, au contraire.

Serait-ce moi ?

Jésus annonce la trahison et tous se sentent concernés. Leur réponse, Serait-ce moi, Seigneur ?, montre, certes, un certain étonnement à ce que l’un d’eux puisse trahir leur Seigneur, mais exprime la faiblesse de chacun : serait-ce moi ? La précision de Jésus : Celui qui s’est servi au plat en même temps que moi, comme dit plus haut, ne désigne pas l’un d’entre en particulier mais le lien qui unissait le traître à Jésus : celui a partagé, hier, ces repas de convivialité et de communion. En cela, tous les Douze sont concernés, tous ont déjà plongé la main dans le plat unique servi à la table de Jésus. Matthieu insiste sur ce lien de proximité en faisant écho au psaume : Ps 40/41,10 celui qui partageait mon pain, m’a frappé du talon. La trahison n’est pas révélatrice d’une ignorance de Jésus, mais révèle la lucidité du Fils de l’homme qui, malgré tout, poursuit le dessein de Dieu.

Encore une fois, le texte n’évoque pas encore une fin dramatique : si Jésus est livré par l’un des siens, rien ne nous est dit sur le dénouement, et le lecteur – quoiqu’au fait du drame de la croix – peut encore espérer une sortie glorieuse. En ce sens, le Fils de l’homme, Jésus, exprime, à l’endroit du traitre, son autorité de juge eschatologique : malheureux celui par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! Mais là encore, rien n’est dit si ce malheur est du fait d’une vengeance divine ou, comme le montrera la suite, d’un total égarement de Judas.

C’est toi-même qui l’as dit

Contrairement à Marc, et à Luc, Matthieu fait intervenir Judas. Ce dernier reprend la question de ses condisciples : Rabbi, serait-ce moi ? Question qui encadre l’annonce de la trahison du Fils de l’homme, et ne s’adresse pas à Jésus en tant que Seigneur, mais rabbi. La nuance est d’importance, elle permet, selon Matthieu, de montrer la non-reconnaissance de Jésus en tant que Seigneur, par Judas, l’un des Douze. La réponse de Jésus : C’est toi qui le dis, souligne cet élément : sa trahison prend sa source, selon Matthieu, dans son incapacité, ou son refus, à confesser la seigneurie de Jésus. De plus, les paroles de Jésus montrent une fois encore sa connaissance du fait et de son auteur. La révélation du Royaume du Père devra passer par cette épreuve de la trahison. Jésus renvoie Judas à lui-même, c’est-à-dire à sa propre initiative et responsabilité. On remarquera, qu’en cette circonstance, jamais, Jésus ne dénonce publiquement le coupable aux yeux des autres. Il ne l’enferme pas dans une culpabilité, et semble laisser à Judas un espace de liberté où tout agir pour le bien est encore possible, même si nous connaissons l’issue.

El Greco, La Cène, 1596

Ceci est mon corps, ceci est mon sang (26,26-29)

Parallèles : Mc 14,22-26 ; Lc 22,14-20

26, 26 Pendant le repas, Jésus, ayant pris du pain et prononcé la bénédiction, le rompit et, le donnant aux disciples, il dit : « Prenez, mangez : ceci est mon corps. » 27 Puis, ayant pris une coupe et ayant rendu grâce, il la leur donna, en disant : « Buvez-en tous, 28 car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude en rémission des péchés. 29 Je vous le dis : désormais je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, avec vous dans le royaume de mon Père. »

Ayant pris du pain

Le récit de la bénédiction du repas s’ouvre avec les mêmes termes que pour la trahison : Pendant le repas ou littéralement : Or, pendant qu’ils mangeaient (esthiontôn dé autôn, ἐσθιόντων δὲαὐτῶν). Les gestes de Jésus reprennent des rites du seder pascal : la bénédiction du pain et sa fraction ainsi que la bénédiction d’une coupe de vin partagée également. Comme en Marc, Matthieu n’insiste pas sur le rite du seder que Jésus reprend. Ce dernier les emplit aussi d’une signification nouvelle avec les termes corps et sang associés à Jésus. Il ne s’agit nullement de nier la fête juive de Pâque, mais de donner sens à la prochaine mort du Christ, à la lumière de celle-ci. Le pain azyme, rompu et partagé, est désormais signe de son corps, de tout son être livré.

Le pain azyme, sans levain, désigne la nouveauté de la pâte, qui n’est plus contaminée par un levain. Dans le livre de l’Exode, ce pain azyme représente l’identité de la communauté nouvelle des fils d’Israël, reçue avec la délivrance de Dieu et mémorial rituel de son alliance. Le pain azyme constituait un élément exprimant l’appartenance au salut divin : ne pas en manger, c’était être exclu de la communauté.

Ex 12, 17 Vous observerez la fête des Pains sans levain car, en ce jour même, j’ai fait sortir vos armées du pays d’Égypte. D’âge en âge, vous observerez ce jour. C’est un décret perpétuel. […] 19 Pendant sept jours, on ne trouvera pas de levain dans vos maisons. Et celui qui mangera du pain levé – qu’il soit immigré ou israélite originaire du pays – celui-là sera retranché de la communauté d’Israël.

Désormais, la délivrance divine est en ce corps donné. Le corps ne représente pas seulement la chair mais tout l’être même du Christ : sa vie en actes, en paroles, ses relations au Père et aux personnes…

Sang versé

La mention du sang, à propos de la coupe de vin, n’est pas sans rappeler le même livre de l’Exode lors de l’Alliance conclue au mont Sinaï entre Dieu et son peuple :

Ex 24, 7 Moïse prit le livre de l’Alliance et en fit la lecture au peuple. Celui-ci répondit : « Tout ce que le Seigneur a dit, nous le mettrons en pratique, nous y obéirons. » 8 Moïse prit le sang, en aspergea le peuple, et dit : « Voici le sang de l’Alliance que, sur la base de toutes ces paroles, le Seigneur a conclue avec vous. »

L’action de grâce du seder, mémorial de la délivrance et de l’alliance entre Dieu et son peuple, s’accomplit désormais à la croix. Jésus, Christ et Fils du Père, s’offre librement pour révéler le dessein de salut de Dieu et l’avènement de son Royaume. Le sang, qui représente, dans la tradition juive, la vie de Dieu donnée à ses créatures, est désormais celui de son Fils. Le sang n’évoque pas seulement sa mort, mais surtout la vie versée pour l’alliance et la rémission des péchés. Pain et vin, corps et sang, sont destinés à l’avenir des disciples, à leur salut au sein de cette alliance nouvelle.

Le vin pascal, signe festif de l’abondante grâce de Dieu, manifeste, pour Mathieu, l’avènement du royaume du Père : je le boirai, nouveau, avec vous dans le royaume de mon Père. Il montre la réelle communion entre Jésus et les siens, comme il l’exprimera encore lors de sa résurrection : 28, 20 Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde.

Le thème du sang livré, innocent sera repris à deux autres endroits : à propos de la mort de Judas (27,4.6.8) et du verdict de Pilate (27,24-25). Face à Jésus qui s’offre pour la vie des siens, s’opposeront ceux qui livrent à la mort ce sang innocent.

Franz Anton Maulbertsch, The Last Supper, 1754

Cette nuit, tu m’auras renié trois fois (26,30-35)

Parallèles : Mc 14,27-31 ; Lc 22,31-34 ; (Jn 13,31-38)

26, 30 Après avoir chanté les psaumes, ils partirent pour le mont des Oliviers. 31 Alors Jésus leur dit : « Cette nuit, je serai pour vous tous une occasion de chute ; car il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis du troupeau seront dispersées. 32 Mais, une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée. » 33 Prenant la parole, Pierre lui dit : « Si tous viennent à tomber à cause de toi, moi, je ne tomberai jamais. » 34 Jésus lui répondit : « Amen, je te le dis : cette nuit même, avant que le coq chante, tu m’auras renié trois fois. » 35 Pierre lui dit : « Même si je dois mourir avec toi, je ne te renierai pas. » Et tous les disciples dirent de même.

Une occasion de chute

Le chant des psaumes marque la fin du seder et la louange, propre à cette Pâque, de Jésus et des siens. Mais aussitôt, Jésus rappelle les épreuves qui attendent ses disciples. L’arrestation et la mort du berger, le Christ, briseront l’unité de ces derniers et leur fidélité à leur Seigneur. Jésus sera pour eux une occasion de chute : sa passion, et surtout sa mort en croix, mettront à mal leur foi. La promesse de la résurrection s’annonce comme le sceau de sa victoire et le retour au rassemblement. Mais cette résurrection, comme nous le lirons, sera, pour certains disciples, un temps de doute (28,17). Tout ne sera pas si simple, pas même dans l’immédiat de l’arrestation. Quoi qu’affirme Pierre, suivi par ses condisciples, la fidélité des siens aura ses limites. S’ils pensent être prêts à défendre, jusqu’à leur vie, leur Seigneur, c’est bien ce dernier qui offrira la sienne pour eux et la multitude. Leur ardeur et leur zèle vont, d’ailleurs, très vite laisser place à l’abattement de Gethsémani.  

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François BESSONNET
François BESSONNET

Bibliste et prêtre (Vendée). → bio

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