Parallèles : Mt 26,21-25 | Mc 14,18-21 | Lc 22,21-23
La scène de la trahison de Judas n’est pas à séparer de celle du lavement des pieds. L’épisode se déroule à la même table, durant le même repas, et introduit une dimension dramatique : la trahison de Jésus par l’un des siens.
L’un de vous me livrera (13,21-25)
13, 21 Après avoir ainsi parlé, Jésus fut bouleversé en son esprit, et il rendit ce témoignage : « Amen, amen, je vous le dis : l’un de vous me livrera. » 22 Les disciples se regardaient les uns les autres avec embarras, ne sachant pas de qui Jésus parlait. 23 Il y avait à table, appuyé contre Jésus, l’un de ses disciples, celui que Jésus aimait.24 Simon-Pierre lui fait signe de demander à Jésus de qui il veut parler. 25 Le disciple se penche donc sur la poitrine de Jésus et lui dit : « Seigneur, qui est-ce ? »
Celui que Jésus aimait
Avec ce passage apparaît un nouveau personnage qui sera présent jusqu’à la conclusion de l’évangile : le disciple que Jésus aime. Certains l’associent au premier disciple anonyme qui accompagnait André (1, 35sq). Ici, il va jouer un rôle important lors de la Passion. L’évangéliste lui-même le considère comme le premier témoin, auteur de cet évangile et personnalité fondatrice de la communauté johannique. Cette figure est aussi emblématique de tout disciple aimé de Jésus. Il est d’abord, comme ici, celui qui se tient au plus près du Christ, comme ce sera encore le cas au pied de la croix. Durant la Passion. Il représente celui qui demeure fidèle à son Seigneur, celui qui croit en lui : en opposition avec Judas, celui qui trahit, et au côté de celui qui renie : Simon-Pierre, dont il sert d’intermédiaire, comme dans le reste de l’évangile. Cette dénomination : le disciple que Jésus aime, permet également, déjà, de percevoir que l’identité de tout disciple est associée à l’amour du Christ.
Le trouble de Jésus
La scène de l’annonce de la trahison est d’abord introduite par le bouleversement, le trouble, de Jésus. Ce terme apparaît toujours dans l’évangile de Jean lorsque Jésus se trouve face à la mort : la sienne (12, 27) ou celle de Lazare (11,33). La trahison est ainsi reliée à la croix, et vient du fait même d’un des plus proches disciples : Judas. L’annonce provient de Jésus lui-même. Il est le seul, hormis Judas, à savoir. Cette omniscience de Jésus est caractéristique de l’ensemble de l’évangile de Jean. Ce dernier veut affirmer combien Jésus est, et demeurera, maître de son destin qu’est la manifestation de l’amour du Père, en dépit des épreuves et de la croix. Comme nous le verrons avec le récit de la Passion, Jésus est l’acteur premier de toutes les scènes.
Seigneur qui est-ce ?
L’ensemble des évangiles reconnaissent la responsabilité de Judas Iscariote dans l’arrestation de Jésus, sans donner de motif explicite (cf. Les protagonistes de la Passion : Judas). Pourtant dans le récit, nul ne supposera la culpabilité prochaine de Judas. Comme pour le lavement des pieds, l’affirmation de Jésus suscite des incompréhensions. Tous se taisent et se regardent comme si tous pouvaient être celui qui allait le livrer. Même Pierre n’ose l’interroger directement et doit passer par celui que Jésus aime. La trahison annoncée semble déjà marquer une rupture entre Jésus et les siens qui ne peuvent ou ne veulent l’interroger. Si le lavement des pieds appelait à la communion des disciples dans le service et le don mutuel, l’annonce de la trahison brise une certaine harmonie, introduisant une défiance. Mais ce que le disciple va détruire par sa trahison, Jésus le restaurera par sa Passion et son amour. Le plus grave danger vient donc de l’intérieur. Jésus ici désigne la culpabilité d’un des siens que nul ne soupçonne encore..
Celui à qui je donnerai la bouchée (13, 26-30)
13, 26 Jésus lui répond : « C’est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper dans le plat. » Il trempe la bouchée, et la donne à Judas, fils de Simon l’Iscariote. 27 Et, quand Judas eut pris la bouchée, Satan entra en lui. Jésus lui dit alors : « Ce que tu fais, fais-le vite. » 28 Mais aucun des convives ne comprit pourquoi il lui avait dit cela. 29 Comme Judas tenait la bourse commune, certains pensèrent que Jésus voulait lui dire d’acheter ce qu’il fallait pour la fête, ou de donner quelque chose aux pauvres. 30 Judas prit donc la bouchée, et sortit aussitôt. Or il faisait nuit.
L’honneur de la bouchée
Le geste pour désigner le coupable est très ambivalent. En effet, donner une bouchée, une part du repas, à un convive est une marque d’honneur d’un hôte. La bouchée tendue à Judas n’est pas seulement le signe de sa trahison, elle révèle aussi l’amour de Jésus envers tous ses disciples, et rappelle au lecteur la présence de Judas lors du lavement des pieds et le premier verset de ce chapitre : il les aima jusqu’au bout, y compris celui qui ira le trahir. Le geste est accompli en pleine connaissance de cause. Jésus s’adresse à Judas en sachant ce qu’il fera bientôt, très vite, c’est-à-dire à l’issue du repas. Il ne s’agit pas d’un ordre, ou d’un blanc-seing. Jésus manifeste ici sa volonté d’aimer jusqu’au bout. Si Judas va trahir Jésus, Jésus ne trahit pas Judas en le dénonçant publiquement. Il donne encore une preuve de son amour qu’il laisse à la liberté de son destinataire.
Paradoxalement, le don de la bouchée, aux yeux du lecteur, honore plus Jésus lui-même et sa croix, que Judas dont le départ amène la nuit et les ténèbres, c’est-à-dire, dans le langage johannique, l’hostilité au plan de Dieu. Jésus devra affronter la trahison et la croix et, toujours, jusqu’au bout, manifester sa fidélité au Père et son amour envers les siens. C’est à cet amour, révélé par le Christ, que sont appelés les disciples. Judas se sépare, nuitamment, de l’assemblée non pour préparer la Pâque, ni pour un acte de charité envers les pauvres, mais pour trahir la charité même du Christ et préparer une pâque bien moins festive. Et paradoxalement, c’est bien lors de cette Pâque, que Jésus manifestera pleinement son amour.