Quand sept vaut plus que douze (Mt 15,29-16,12)

Parallèles : Mc 8,1-21 | (Lc 12,1-6 ;54-56)

Le séjour dans la région de Tyr et Sidon fut court mais néanmoins plein d’espérance. L’Évangile du Royaume du Père attire des gens venus du monde païen représenté par cette femme Cananéenne. Cet Évangile, que Jésus incarne et proclame, attire encore des foules lors de son retour en Galilée comme va le montrer cette seconde multiplication de pains et le débat qui va s’en suivre.

Une seconde multiplication des pains (15,29-39)

15, 29 Jésus partit de là et arriva près de la mer de Galilée. Il gravit la montagne et là, il s’assit. 30 De grandes foules s’approchèrent de lui, avec des boiteux, des aveugles, des estropiés, des muets, et beaucoup d’autres encore ; on les déposa à ses pieds et il les guérit. 31 Alors la foule était dans l’admiration en voyant des muets qui parlaient, des estropiés rétablis, des boiteux qui marchaient, des aveugles qui voyaient ; et ils rendirent gloire au Dieu d’Israël. 32 Jésus appela ses disciples et leur dit : « Je suis saisi de compassion pour cette foule, car depuis trois jours déjà ils restent auprès de moi, et n’ont rien à manger. Je ne veux pas les renvoyer à jeun, ils pourraient défaillir en chemin. » 33 Les disciples lui disent : « Où trouverons-nous dans un désert assez de pain pour rassasier une telle foule ? » 34 Jésus leur demanda : « Combien de pains avez-vous ? » Ils dirent : « Sept, et quelques petits poissons. » 35 Alors il ordonna à la foule de s’asseoir par terre. 36 Il prit les sept pains et les poissons ; rendant grâce, il les rompit, et il les donnait aux disciples, et les disciples aux foules. 37 Tous mangèrent et furent rassasiés. On ramassa les morceaux qui restaient : cela faisait sept corbeilles pleines. 38 Or, ceux qui avaient mangé étaient quatre mille, sans compter les femmes et les enfants.39 Après avoir renvoyé la foule, Jésus monta dans la barque et alla dans le territoire de Magadane1.

Les signes du Royaume

 La multiplicité des guérisons suscite l’admiration de la foule mais non pas tant pour Jésus que pour glorifier le Dieu d’Israël. Contrairement à Marc, la version de Matthieu place cette seconde multiplication en Galilée et non en Décapole, territoire païen. Cette situation géographique permet de revenir parmi les enfants d’Israël, dont la table s’est maintenant élargie avec l’accueil de la femme dite ‘Cananéenne’. Les miracles décrits sont un rappel de l’avènement du Royaume. Ainsi, en Jésus s’accomplit les paroles du prophète Isaïe(Is 26,19 ;29,18, 35,5-6 ; 61,1) comme Jésus le citait à Jean le baptiste (Mt 11,5) : Les aveugles retrouvent la vue, et les boiteux marchent, … et les sourds entendent, … et les pauvres reçoivent la Bonne Nouvelle. Les gestes de Jésus, comme la foule, rendent gloire au Dieu d’Israël, pour ses œuvres en faveur de son peuple. Dieu règne et son Royaume se déploie en bienfaits.

Alexandre Ivanov 1850

La seconde multiplication

Mais fallait-il une seconde multiplication des pains (Mt 14,13-21) ? Elle vient authentifier ici la profession de foi de la foule qui reste auprès de Jésus malgré la faim : depuis trois jours déjà ils restent auprès de moi, et n’ont rien à manger. Trois jours signe biblique d’un avènement attendu qui va bientôt se manifester avec cette multiplication des pains. En Christ, Dieu ne cesse de nourrir son peuple, un peuple qui – rappelons-le encore – accueille en son sein une nouvelle population.

Le récit suit globalement le même schéma de la première multiplication (Mt 14,13-21). Mais il ne fait référence qu’à sept pains et non plus douze. Il ne s’agit pas d’une diminution mais, paradoxalement, d’une majoration. Douze est le chiffre qui faisait écho aux tribus d’Israël. Sept renvoie au chiffre de la plénitude, tels les sept jours de la création du monde (Gn 1). Les sept pains manifestent ce débordement universel du Royaume, au-delà des douze tribus, accueillant maintenant la foi des Nations. Dans l’esprit du Royaume sept vaut donc plus que Douze. Sept pains, issus d’une plus grande pauvreté des disciples, et donnés désormais à tous et tout aussi débordant. L’image est pleine d’espérance pour ces chrétiens du temps de l’église de Matthieu. C’est pour eux que l’évangéliste, réactualise le récit de la seconde multiplication des pains.

Jésus et la Cananéenne, Pieter Lastman, 1630

Expansion ou extension ?

Certes, nous pouvons remarquer qu’il y a aussi moins de monde : nous sommes passés de cinq mille à quatre mille personnes. Il y a deux manières de comprendre cette différence. Ou bien ces quatre mille s’ajoutent aux cinq mille de la première multiplication, et dès lors le récit exprime l’expansion de l’Évangile. Ou bien, cette diminution laisse entendre que l’extension aux Nations païennes a malheureusement vu quelques membres, issus du Judaïsme, quitter le cercle des sympathisants. Cependant les deux explications ne sont pas incompatibles à l’époque des communautés de Matthieu : l’accueil de nombreux gens venus des Nations, des sans-Loi, a pu provoquer le désaccord et le départ de judéo-chrétiens de la communauté.

Cette ouverture aux Nations suscitera quelques questionnements dans le milieu juif narrativement, et historiquement parmi les judéo-chrétiens de la première heure (ou presque). L’intervention suivante des pharisiens et des saducéens va en ce sens. Car une question demeure : Jésus vient-il pour un enseignement nouveau, concurrent aux pharisiens et autres écoles de pensée juive, ou bien est-il le Messie inaugurant le temps eschatologique du salut ?

Lambert Lombard 1650

Le signe du Ciel (16,1-4)

16, 1 Les pharisiens et les sadducéens s’approchèrent pour mettre Jésus à l’épreuve ; ils lui demandèrent de leur montrer un signe venant du ciel. 2 Il leur répondit : « Quand vient le soir, vous dites : “Voici le beau temps, car le ciel est rouge.” 3 Et le matin, vous dites : “Aujourd’hui, il fera mauvais, car le ciel est d’un rouge menaçant.” Ainsi l’aspect du ciel, vous savez en juger ; mais pour les signes des temps, vous n’en êtes pas capables. 4 Cette génération mauvaise et adultère réclame un signe, mais, en fait de signe, il ne lui sera donné que le signe de Jonas. » Alors il les abandonna et partit.

L’épreuve du temps

Il est vrai qu’avec ses paraboles rurales et domestiques, et même avec la multiplication des pains, nous sommes restés encore bien terre à terre. N’en faudrait-il pas plus (et mieux) pour affirmer qu’avec Jésus ce n’est pas une secte supplémentaire qui se crée, mais ce Royaume déjà à l’œuvre en Galilée comme au milieu des Nations païennes ? Tout le monde n’est pas convaincu.

Pharisiens et sadducéens, ensemble, en Galilée, face à Jésus, cela peut nous surprendre. Ces deux courants sont présents essentiellement en Judée et vivent de forts désaccords entre eux, tant dans le domaine religieux que politique. Le récit unit la carpe et le lapin, comme un seul front contre Jésus, prélude de son procès. Ils en demandent plus : un signe du Ciel, probant et immédiat. Et non quelques petits miracles.

A l’immédiateté de la preuve, Jésus oppose le temps et le discernement des signes du Royaume. Les paraboles précédentes nous avaient bien fait comprendre cette dimension de maturation et de croissance. Si les sadducéens et pharisiens, comme tout bon sens humain, regardent le ciel pour deviner le temps du lendemain, c’est dans l’Écriture que Jésus leur demande de plonger les yeux.

Ainsi, il leur faudra attendre le signe de Jonas, déjà évoqué en Mt 12,41 et dont le récit évoque ces trois jours dans l’abime avant de renaître, mais aussi sa prédication (réussie) à la ville païenne de Ninive. Tout est déjà annoncé, de la croix au tombeau vide, et s’accomplit mais non pas depuis le Ciel, mais ici sur la terre de Galilée.

Miracle des pains et des poissons, Giovanni Lanfranco, 1630

Le levain des pharisiens et sadducéens (16,5-12)

16, 5 En se rendant sur l’autre rive, les disciples avaient oublié d’emporter des pains. 6 Jésus leur dit : « Attention ! Méfiez-vous du levain des pharisiens et des sadducéens. » 7 Ils discutaient entre eux en disant : « C’est parce que nous n’avons pas pris de pains. » 8 Mais Jésus s’en rendit compte et leur dit : « Hommes de peu de foi, pourquoi discutez-vous entre vous sur ce manque de pains ? 9 Vous ne comprenez pas encore ? Ne vous rappelez-vous pas les cinq pains pour cinq mille personnes et combien de paniers vous avez emportés ? 10 Les sept pains pour quatre mille personnes et combien de corbeilles vous avez emportées ? 11 Comment ne comprenez-vous pas que je ne parlais pas du pain ? Méfiez-vous donc du levain des pharisiens et des sadducéens. » 12 Alors ils comprirent qu’il ne leur avait pas dit de se méfier du levain pour le pain, mais de l’enseignement des pharisiens et des sadducéens.

Un manque de pains ?

C’était bien la peine d’avoir à disposition sept corbeilles pleines de pains, pour en oublier avant d’embarquer vers une autre rive. L’incident va servir d’enseignement. Jésus fait d’abord le lien entre ce pain et la première multiplication. Ainsi symboliquement, pain et avènement du Royaume sont liés. Matthieu souligne d’abord qu’il n’y a pas plusieurs pains : celui des disciples, celui des pharisiens, et celui des sadducéens. Il n’y a que le pain du Royaume. Sa pâte est encore fragile, elle pourrait être perdue en raison d’un mauvais levain qui s’y insinue. Matthieu oppose donc au Royaume, des raisonnements et des enseignements, qui comme les pharisiens et sadducéens, n’entendent pas son avènement en termes de patience et d’humilité, ni l’avènement d’un Christ humble et humilié. L’inattention et le manque de vigilance des disciples et apôtres oublieux pourraient bien nuire à l’Évangile.

  1. Localité inconnue, parfois associée à Magdala ↩︎
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François BESSONNET
François BESSONNET

Bibliste et prêtre (Vendée). → bio

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