Malheureux ! scribes et pharisiens (Mt 23,13-39)

Parallèles : Mc 12,38-40 | Lc 20,45-47

Il est nécessaire de rappeler l’objet des versets précédents pour mieux entendre les paroles de Jésus qui vont suivre. Les reproches – c’est un euphémisme – envers les pharisiens dénoncent leurs comportements contraires à la Loi de Moïse qu’ils enseignent. Mais, ils sont aussi des mises en garde destinées aux communautés chrétiennes afin qu’elles ne tombent pas dans le même travers.

Loin des béatitudes

Avant d’entrer dans le commentaire suivi de ce discours, il convient de le regarder dans son ensemble. Il est ponctué de répétitions : Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens ou guides aveugles qui introduisent les divers apostrophes. En cette fin du ministère de Jésus, ces versets constituent un discours antithétique aux Béatitudes du début de l’évangile (Mt 5,1-16). Aux neuf macarismes heureux, invitations au bonheur, s’opposent les sept malheureux, dénonçant l’absence de conversion. De même, les deux discours se terminent tous deux par la mention de persécutions envers des prophètes et des disciples, du côté des victimes (Mt 5) ou des criminels (Mt 23).

Le discours peut se structurer en deux grandes parties. La première concentre ces interjections Malheureux ! (23,13-32) et dénonce cinq attitudes : le détournement missionnaire (23,13-15), les faux serments (13,16-22), l’oubli des fondamentaux de la Loi (23,23-24) cœur du discours, puis l’absence de toute conversion intérieure (23,25-26) et enfin le mépris du dessein de Dieu (23,29-32).

  • Le détournement missionnaire (13-15)
  • Les faux serments (16-22)
  • Cœur du discours : Les fondamentaux de la Loi (23-24)
  • L’absence de conversion intérieure (25-28)
  • Le mépris du dessein de Dieu 29-32

Le seconde partie du discours change de ton. Les reproches laissent place à la réponse de Jésus en deux temps. Dans une première section (23,33-36), Jésus exprime sa pleine solidarité avec ses disciples persécutés. Puis, s’adressant à Jérusalem, il exprime sa désolation devant son manque de conversion (37-39).

Rubens, le repas chez Simon le Pharisien, 1620 (detail)

Malheureux, scribes, pharisiens, aveugles

Avant de regarder chacune de ces sections, il convient de préciser le vocabulaire de ce discours afin d’éviter tout contre sens.

Malheureux (en grec ouaï / οὐαί) n’est en rien une malédiction divine. L’interjection exprime un cri, constat d’une déréliction. On la retrouve chez les prophètes comme chez Isaïe1.

Scribes et pharisiens sont maintenant associés. Le couple fait mémoire, dans le contexte de l’évangile, à ceux qui à Jérusalem mettent Jésus à l’épreuve par leurs questions. Et cela afin de le désavouer publiquement aux yeux des foules. Peine perdue. Mais les reproches qui leur sont faits veulent demeurer d’actualité. Le discours pourrait critiquer l’attitude des synagogues opposées à ces judéo-chrétiens au temps de Matthieu. Mais – et ce n’est pas incompatible – il peut aussi viser des responsables de communautés chrétiennes qui ont quelque peu oublié le sens de l’évangile, et font peser leur pouvoir (20,25-26).

Hypocrites et guides aveugles. L’hypocrisie, étymologiquement, renvoie à un jeu d’acteur. Le reproche fait à ces pharisiens manifeste l’écart entre leur savoir, leur piété et leur attitude. Leur enseignement ne sert que leur gloire personnelle. Ils disent et ne font pas […] Toutes leurs actions, ils les font pour être remarqués des gens (23,2…5). Au lieu d’être ces guides qui amènent les aveugles à la lumière, ils sont qualifiés de guides aveugles, personnes pourtant qualifiées mais incapables de conduire leur coreligionnaire vers Dieu, leur faisant prendre un chemin opposé. Le poids de leurs règles et traditions, leur souci obsessionnel de pureté obligent à plus de scrupules que de foi.

Remise des clefs à saint Pierre, Ingres, 1820

Faux missionnaires (23,13-15)

23, 13 Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous fermez à clé le royaume des Cieux devant les hommes ; vous-mêmes, en effet, n’y entrez pas, et vous ne laissez pas entrer ceux qui veulent entrer ! 14( 2) 15 Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous parcourez la mer et la terre pour faire un seul converti, et quand c’est arrivé, vous faites de lui un homme voué à la géhenne, deux fois pire que vous !

Le reproche

Le discours de Jésus commence de manière bien abrupte. Il ne donne pas seulement le ton, mais indique le reproche principal. Ces pharisiens ferment l’accès au Royaume des Cieux, à la rencontre avec Dieu. A Pierre avait été donné cette clef du Royaume lorsqu’il reconnut en Jésus le Christ (16,21-27). Un Royaume décrit depuis le début de l’Évangile en termes d’humilité et de service notamment envers les plus petits. Ici l’attitude pharisienne lèse mêmes ces veuves vivant dans la précarité. Leur sens missionnaire est également dénoncé comme s’ils agissaient davantage pour convertir des païens à leur école mais sans les orienter vers ce Royaume.

Sébastien Bourdon, Le buisson ardent, 17°s.

Trafic de serments (23,16-22)

23, 16 Malheureux êtes-vous, guides aveugles, vous qui dites : “Si l’on fait un serment par le Sanctuaire, il est nul ; mais si l’on fait un serment par l’or du Sanctuaire, on doit s’en acquitter.” 17 Insensés et aveugles ! Qu’est-ce qui est le plus important : l’or ? ou bien le Sanctuaire qui consacre cet or ? 18 Vous dites encore : “Si l’on fait un serment par l’autel, il est nul ; mais si l’on fait un serment par l’offrande posée sur l’autel, on doit s’en acquitter.” 19 Aveugles ! Qu’est-ce qui est le plus important : l’offrande ? ou bien l’autel qui consacre cette offrande ? 20 Celui donc qui fait un serment par l’autel fait un serment par l’autel et par tout ce qui est posé dessus ; 21 celui qui fait un serment par le Sanctuaire fait un serment par le Sanctuaire et par Celui qui l’habite ; 22 et celui qui fait un serment par le ciel fait un serment par le trône de Dieu et par Celui qui siège sur ce trône.

Une seule foi

Le discours dénonce cette importance pharisienne donnée aux serments qui obligent autant aux scrupules (pour tenir le serment) qu’à la superstition. L’invective nous fait souvenir des propos de Jésus lors du sermon du la montagne : Mt 5, 34 Eh bien ! moi, je vous dis de ne pas jurer du tout, ni par le ciel, car c’est le trône de Dieu,35 ni par la terre, car elle est son marchepied, ni par Jérusalem, car elle est la Ville du grand Roi. 36 Et ne jure pas non plus sur ta tête, parce que tu ne peux pas rendre un seul de tes cheveux blanc ou noir. Une fois encore à la multiplicité des serments, Jésus oppose la foi unique en ce Dieu défini non comme un objet de serment mais comme le seul et unique juge.

La primauté de la Loi (23,23-24)

23, 23 Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous payez la dîme sur la menthe, le fenouil et le cumin, mais vous avez négligé ce qui est le plus important dans la Loi : la justice, la miséricorde et la fidélité. Voilà ce qu’il fallait pratiquer sans négliger le reste. 24 Guides aveugles ! Vous filtrez le moucheron, et vous avalez le chameau !

Justice, miséricorde et fidélité

Ces versets sont le cœur du discours. Ils expriment l’attachement de Jésus à la Loi de Moïse (Mt 5,17-37). Les multiples préceptes notamment sur la dîme, sont ici relatives aux fondamentaux de celle-ci : justice, miséricorde et fidélité. Ces éléments sont aussi des qualificatifs de Dieu lui-même, le seul juste, plein de miséricorde, fidèle à son peuple. Les pharisiens ont ainsi, par leur attitude, oublié le sens même de la Loi. Elle n’est pas un cumul de préceptes à l’image de taxes, mais une orientation gracieuse vers le bien voulu par Dieu.

Purifications extérieures (23,25-28)

23, 25 Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous purifiez l’extérieur de la coupe et de l’assiette, mais l’intérieur est rempli de cupidité et d’intempérance ! 26 Pharisien aveugle, purifie d’abord l’intérieur de la coupe, afin que l’extérieur aussi devienne pur. 7 Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis à la chaux : à l’extérieur ils ont une belle apparence, mais l’intérieur est rempli d’ossements et de toutes sortes de choses impures. 28 C’est ainsi que vous, à l’extérieur, pour les gens, vous avez l’apparence d’hommes justes, mais à l’intérieur vous êtes pleins d’hypocrisie et de mal.

la conversion plutôt que la purification

Dans la continuité des reproches, Jésus en vient à un sujet très important dans la pensée pharisienne : la pureté rituelle. Une fois encore, comme Jésus l’avait déjà exprimé (15,1-20), la véritable pureté face à Dieu se situe dans une conversion intérieure. Le sujet dénonce la contradiction pharisienne entre un extérieur lumineux et une intériorité coupable. Les tombeau à même la terre étaient blanchis – et les pharisiens y veillaient – pour mieux paraître et éviter que les passants se rendent impurs en marchant dessus. La comparaison permet de dénoncer leur souci de pureté toute extérieure.

Jérusalem, Cedron tombe dite d'Absalom. cliché F.B.

Le sang des prophètes (23,29-32)

23, 29 Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous bâtissez les sépulcres des prophètes, vous décorez les tombeaux des justes, 30 et vous dites : “Si nous avions vécu à l’époque de nos pères, nous n’aurions pas été leurs complices pour verser le sang des prophètes.” 31 Ainsi, vous témoignez contre vous-mêmes : vous êtes bien les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes. 32 Vous donc, mettez le comble à la mesure de vos pères !

Tombeaux pharisiens

Nous restons dans les tombeaux et là encore dans leur aspect extérieur. En insistant, une fois de plus, sur les monuments funéraires, les paroles de Jésus placent les pharisiens du côté de la mort. Et la suite du discours le confirmera. Car ce passage sert aussi de transition. Les pharisiens se font une gloire d’entretenir les cénotaphes des prophètes et les tombeaux des justes. Ils se targuent de condamner l’attitude de leurs pères qui les ont exécutés, mais eux-mêmes en exécuteront bientôt en livrant le Juste et le Fils, plus tard ses disciples, au sanhédrin et à la mort.

Le Tintoret, le meurtre d'Abel, 1552

Je vous envoie des prophètes (23,33-36)

23, 33 Serpents, engeance de vipères, comment éviteriez-vous d’être condamnés à la géhenne ? 34 C’est pourquoi, voici que moi, j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes ; vous tuerez et crucifierez les uns, vous en flagellerez d’autres dans vos synagogues, vous les poursuivrez de ville en ville ;35 ainsi, sur vous retombera tout le sang des justes qui a été versé sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel. 36 Amen, je vous le dis : tout cela viendra sur cette génération.

Annonce prophétique

La réponse de Jésus a de quoi surprendre. Après avoir dénoncé le dessein criminel des pharisiens, il manifeste son désir d’envoyer des prophètes, des sages et des scribes dont le sort n’est guère enviable. Le texte manifeste justement que la réponse à la violence des pharisiens,  se situe non dans une autre violence, mais dans la permanence de l’annonce de l’Évangile malgré le danger. Les versets expriment les persécutions que des communautés chrétiennes ont pu vivre au temps de Matthieu. Ces chrétiens sont qualifiés de prophètes, sages et scribes, titres (sans gloire) qui désignent non plus la sphère pharisienne mais les communautés chrétiennes.

Par ses paroles, Jésus manifeste son autorité divine : c’est lui qui envoie ces hérauts de l’Évangile, et leur donne ces titres. Ils sont revêtus des tuniques d’Abel (Gn 3 – tué par son propre frère) et de Zacharie (2 Ch 24,19-21 – tué par les siens)

2Ch 24, 19 Il envoya des prophètes parmi eux pour les ramener au Seigneur par leurs exhortations, mais ils n’y prêtèrent pas l’oreille. 20 Alors l’esprit de Dieu s’empara du prêtre Zacharie, fils de Yehoyada, qui se dressa contre le peuple et lui dit: « Ainsi parle Dieu: Pourquoi, vous, transgressez-vous les préceptes du Seigneur ? Vous ne prospérerez pas. Puisque vous avez abandonné le Seigneur, il vous a abandonnés. »  21 Ils conspirèrent contre lui et le lapidèrent, sur l’ordre du roi, dans le parvis de la Maison du Seigneur.

Le drame anticipe aussi celui du Christ lui-même.

Sur Jérusalem (23,37-39)

23, 37 Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu ! 38 Voici que votre temple vous est laissé : il est désert. 39 En effet, je vous le déclare : vous ne me verrez plus désormais jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! »

D’Abel à Zacharie

L’invective change de destinataire. Jérusalem est maintenant prise à partie. À travers la ville, c’est toute l’histoire du Salut qui est appelée à la barre avec Abel et Zacharie. Le texte fait référence à ces cœurs endurcis et ces oreilles sourdes au projet divin rappelé par Jésus : rassembler et protéger ses enfants comme un oiseau sa nichée (Dt 32,11). Ces versets viennent, par anticipation, éclairer le sort de Jésus, le Messie de Dieu. Sa mort sur la croix ne sera pas la preuve d’une imposture – ce faux christ auquel Dieu n’a pas répondu – mais au contraire, sa Passion sera la démonstration de la surdité atavique au dessein de Dieu des notables de la ville. Ces versets ne sont pas une condamnation mais un triste constat qui espère une conversion jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !

Jésus quitte le Temple comme autrefois la gloire de Dieu face à l’iniquité de son peuple (Éz 11,23).  Ce passage sert ainsi de transition vers le discours apocalyptique du chapitre 24 qui aura lieu face à ce Temple de pierres, bientôt en ruine.

  1. Beaucoup de ces désolations sont concentrées dans son chapitre 5 : Is 5,8.11.18.20.21.22 ] qui dénonce l’injustice sociale de ses concitoyens. Malheur ! Ils déclarent bien le mal, et mal le bien (Is 5,20) ↩︎
  2. Le verset 14 est un ajout postérieur à l’évangile : Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous dévorez les maisons des veuves, et que vous faites pour l’apparence de longues prières; à cause de cela, vous serez jugés plus sévèrement. ↩︎
Partagez sur :
François BESSONNET
François BESSONNET

Bibliste et prêtre (Vendée). → bio

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.