Parallèle : Mt 10,19-33
Le rejet de la parole, par des pharisiens et autres notables religieux (11,37-54), annonce les persécutions à venir des disciples et apôtres comme le suggérait déjà Jésus : 11,49 Je leur enverrai des prophètes et des apôtres ; parmi eux, ils en tueront et en persécuteront.
Le levain des pharisiens (12,1-3)
12,1 Comme la foule s’était rassemblée par milliers au point qu’on s’écrasait, Jésus, s’adressant d’abord à ses disciples, se mit à dire : « Méfiez-vous du levain des pharisiens, c’est-à-dire de leur hypocrisie. 2 Tout ce qui est couvert d’un voile sera dévoilé, tout ce qui est caché sera connu. 3 Aussi tout ce que vous aurez dit dans les ténèbres sera entendu en pleine lumière, ce que vous aurez dit à l’oreille dans le fond de la maison sera proclamé sur les toits.
Une situation triomphante et oppressante
De la maison du pharisien, Luc emmène sont lecteur à l’extérieur. Cependant, la situation n’en est pas moins oppressante pour la foule qui s’écrasent, littéralement : se piétinent les uns les autres. Cette précision narrative souligne l’attrait grandissant que suscite Jésus. Pourtant, explicitement, ce n’est pas à cette foule que Jésus s’adresse : son propos est destiné à ses disciples, pour une mise en garde.
Dans son évangile, Luc souffle souvent le chaud et le froid : au succès reconnu succède l’épreuve. Après la guérison de l’enfant possédé tout le monde était dans l’admiration […] et Jésus dit à ses disciples : « Ouvrez bien vos oreilles à ce que je vous dis maintenant : le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes. » (9,43-44). Un peu plus loin encore : 11,14 Lorsque le démon fut sorti, le muet se mit à parler, et les foules furent dans l’admiration. 15 Mais certains d’entre eux dirent : « C’est par Béelzéboul, le chef des démons, qu’il expulse les démons…
Le succès et l’admiration ne sont pas présentés comme des critères probants d’une victoire acquise. Ici, l’immense foule, par milliers, se rassemblant pour Jésus est associée à un climat d’oppression, on s’écrasait, et le prochain discours de Jésus annonce une oppression plus terrifiante qui attend les disciples : la contestation et les persécutions. Le ton est donné.
Le levain
Le succès du jour ne doit pas faire oublier les épreuves du lendemain qui attendent les disciples. Jésus les met en garde contre le levain des pharisiens, métaphore qui, pour Luc, désigne leur fausseté.
Même s’il peut avoir une valeur positive : ce qui fait gonfler la pâte (13,21), le levain constitue un élément qu’il convient de se débarrasser. Le pain de la pâque est un pain azyme, pur de tout levain, pour célébrer la sortie d’Égypte (22,1.7). Ici le levain des pharisiens désigne leur hypocrisie qui rend impur leur interprétation de Loi, en raison de leur attitude, s’investissant dans des purifications extérieures au détriment de la pureté du cœur. Le pharisianisme est un courant prompt à convaincre ses coreligionnaires afin de retourner à la Loi de Moïse, à plus de religiosité, à la manière pharisienne. Les pharisiens se veulent proches du peuple qu’ils essaient de convaincre. Ils attirent les foules mais, selon Luc, leur hypocrisie, détournent ces dernières du salut (11,45-49).
Or, vis-à-vis de son propre succès apparent, Jésus invite ses disciples à mettre leurs critères de réussite non dans un nombre d’adeptes mais dans la vérité de leur être. La fausseté des pharisiens, malgré leur succès, sera dévoilée par le Seigneur, au jour du Jugement (11,50-52).
Tout ce qui est couvert d’un voile sera dévoilé
Ce dévoilement promis concerne surtout les disciples. Le récit de Luc anticipe les futures expulsions des synagogues et persécutions dont les communautés chrétiennes souffriront, ici et là. Elles devront alors vivre leur foi et leur mission de manière plus discrète, voilée, cachée. L’annonce de la Bonne Nouvelle, dans les ténèbres des épreuves, dans le creux discret d’une oreille, portera ses fruits, et pourra être alors proclamée au grand jour. La mise en garde contre le levain des pharisiens, contre les épreuves qui attendent les disciples, est aussi une annonce pleine d’espérance : la Bonne Nouvelle sera reçue et accueillie, y compris au milieu des épreuves.
Ne craignez pas ceux qui tuent le corps (12,4-7)
12, 4 Je vous le dis, à vous mes amis : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et après cela ne peuvent rien faire de plus. 5 Je vais vous montrer qui vous devez craindre : craignez celui qui, après avoir tué, a le pouvoir d’envoyer dans la géhenne. Oui, je vous le dis : c’est celui-là que vous devez craindre. 6 Est-ce que l’on ne vend pas cinq moineaux pour deux sous ? Or pas un seul n’est oublié au regard de Dieu. 7 À plus forte raison les cheveux de votre tête sont tous comptés. Soyez sans crainte : vous valez plus qu’une multitude de moineaux.
Petite précision historique
Les versets révèlent un crescendo. Il ne s’agit plus d’être discret ou de se cacher, mais de vivre sa foi au milieu de terribles persécutions. Lorsque Luc écrit son évangile, aux alentours de l’an 80, les communautés chrétiennes du monde gréco-romain sont diverses, plus ou moins en lien avec la synagogue, ou parfois exclues de celle-ci. Sporadiquement, en certains endroits, en certaines villes ou provinces romaines, elles pouvaient subir des persécutions violentes, du fait d’une querelle entre courants religieux, une vindicte populaire ou, plus rarement, d’une décision politique locale. Il est fort probable que la persécution des chrétiens de Rome, sous Néron, en 64, ait marqué les esprits et les mémoires, mais les situations de persécutions sont plutôt d’ordre local. Déjà initiées au temps de l’empereur Domitien en 96, les grandes persécutions, impériales, attendront le second siècle, sous Marc-Aurèle, en 177, et surtout sous Dioclétien entre 299 et 305. Cette précision historique étant dite, Luc évoque, plus probablement, certains conflits internes au Judaïsme dont les chrétiens font encore partie, et peut-être quelques déboires violents avec certains préfets romains, comme il l’écrira dans le livre des Actes des Apôtres.
Soyez sans crainte
Les paroles de Jésus opposent deux craintes de genres différents. La première concerne ceux qui tuent le corps, autrement dit qui s’attaquent physiquement à la communauté confrontée à une opposition violente. Face à cette crainte, Jésus oriente ses disciples vers la crainte théologale : celle de Dieu qui, dans la tradition biblique, demande respect et confiance au Créateur, maître de la vie et de l’histoire.
La véritable crainte doit être destinée au juge eschatologique, Dieu et son Christ. Dans l’apocalyptique juive, Dieu, au Jour Dernier, offre la vie éternelle à ses fidèles et laissent les impies dans la mort. C’est dans ce genre apocalyptique particulier qu’il convient d’entendre : celui qui, après avoir tué, a le pouvoir d’envoyer dans la géhenne. Les paroles de Jésus invitent à la persévérance dans les épreuves, et la foi en ce Dieu Père. L’insistance du texte porte sur le salut : en lieu et place d’un terrible châtiment, Jésus préfère développer l’image de la miséricorde et de l’attachement qui unit les disciples au Père. Comme Dieu porte son regard sur les plus frêles créatures, tels ces moineaux sans valeur offerts au Temple, il prendra d’autant plus soin plus de ses disciples persécutés, rappelant ainsi le discours des béatitudes : 6,22 Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous excluent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du Fils de l’homme. 23 Ce jour-là, réjouissez-vous, tressaillez de joie, car alors votre récompense est grande dans le ciel.
Plus que la mort, le véritable danger pour le disciple de l’Évangile demeure le reniement.
Se déclarer pour moi (12,8-12)
12, 8 Je vous le dis : Quiconque se sera déclaré pour moi devant les hommes, le Fils de l’homme aussi se déclarera pour lui devant les anges de Dieu. 9 Mais celui qui m’aura renié en face des hommes sera renié à son tour en face des anges de Dieu. 10 Quiconque dira une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera pardonné ; mais si quelqu’un blasphème contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera pas pardonné. 11 Quand on vous traduira devant les gens des synagogues, les magistrats et les autorités, ne vous inquiétez pas de la façon dont vous vous défendrez ni de ce que vous direz. 12 Car l’Esprit Saint vous enseignera à cette heure-là ce qu’il faudra dire. »
Se déclarer et non renier
Toujours dans le même crescendo discursif, il ne s’agit plus seulement d’annoncer la Bonne Nouvelle dans le creux d’une oreille, mais se déclarer ouvertement devant ses contradicteurs. L’ensemble de ces versets est toujours destiné aux disciples dans les épreuves, invités à persévérer et non à renier. La crainte d’une exclusion de la synagogue – toujours vécue comme un véritable bannissement – ou de persécutions violentes, oblige le disciple à faire un choix radical et porter sa croix (9,23). La fidélité du croyant est mise à l’épreuve. Cependant, comme précédemment, le critère ultime n’est pas le tribunal des hommes, mais le Jugement du Fils de l’homme. Certes, comme le montrera l’épisode de Pierre lors de la Passion, le reniement des disciples n’interdit pas le repentir et la réconciliation. Au contraire. Quiconque dira une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera pardonné. Devant de telles épreuves qui ne pourrait faillir ? Les versets sont davantage de l’ordre de l’encouragement à ne pas tomber.
Mais, il est une attitude que Luc dénonce particulièrement qui est celle du blasphème contre l’Esprit qui ne serait pas pardonné. Le terme blasphème ne renvoie à un reniement face à l’épreuve, en raison d’une peur légitime. Il constitue le fait de s’opposer à la Bonne Nouvelle du Règne, à cause des épreuves qui viendraient la discréditer. Le verbe blasphémer reviendra dans l’évangile lors de la Passion et mis dans la bouche de ceux qui refusent ce Messie humilié et crucifié (22,65 ; 23,39). Il est ainsi fortement associé à la Passion. Luc dénonce l’attitude qui consiste à nier toute espérance dans le règne de Dieu, révélé par le Christ et sa Passion; Règne dans lequel œuvre l’Esprit même du Seigneur, promis et donné à son peuple :
Ez 36, 26 Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre chair le cœur de pierre, je vous donnerai un cœur de chair. 27 Je mettrai en vous mon esprit.
Cette mise en garde est destinée à ces disciples qui, reniant ce Christ crucifié, se détournent de l’Évangile, s’écartent de Dieu et du champ d’action de l’Esprit, qu’est celui de la grâce et du pardon. Les versets suivants viendront éclairer cette notion de Jugement et de grâce, mais les aussi les tempérer.