Parallèles : Mt 8,23-27 | Lc 8,22-25
Ce n’est pas un jour différent. Marc le souligne. Ce passage est en lien avec le discours en paraboles et peut-être devrions-nous l’entendre comme une parabole vivante, en trois dimensions déconcertantes.
Une parabole en 3D (4,35-26)
Mc 4, 35 Ce jour-là, le soir venu, il dit à ses disciples : « Passons sur l’autre rive. » 36 Quittant la foule, ils emmenèrent Jésus, comme il était, dans la barque, et d’autres barques l’accompagnaient.
Trois étrangetés
C’est le même jour, mais déjà le soir. Première étrangeté. Audace ou folie ? Les traversées de nuit ne sont pas les plus simples, ni les moins risquées. Pourquoi un tel départ à cette heure tardive ? Quelle urgence y a-t-il ?
La destination est tout aussi surprenante. Nous quittons la Galilée. L’autre rive équivaut à ce territoire plus à l’est composé de cités de culture gréco-romaine, la Décapole (5,20). On se demande ce que Jésus tient à faire en ce champ ou ce bord, plutôt païen, assez épineux. L’urgence et la générosité de l’Évangile n’ont pas de frontière.
Enfin, la phrase ils emmenèrent (litt. ils prennent) Jésus avec eux comme il était dans la barque peut (et doit) nous surprendre. Ce n’est pas tant la question du retour de cette barque quittée plus tôt (4,10) qui nous étonne, ni la mention des autres barques, que le geste de ses disciples. Si l’initiative de la traversée est bien celle de Jésus, ce sont les disciples qui sont à la manœuvre allant jusqu’à prendre Jésus comme simple passager au milieu de leurs barques. L’autorité désormais leur appartient pour ce voyage. Ils ont la compétence nécessaire. N’y a-t-il pas parmi eux, d’ailleurs, quatre professionnels de la mer ? Que se cache-t-il derrière ce geste de préhension ? Une idée de mainmise des disciples sur Jésus, comme s’ils pensaient avoir tout saisi à son propos ?
Le dormeur de la tempête (4,37-38)
4, 37 Survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait. 38 Lui dormait sur le coussin à l’arrière. Les disciples le réveillent et lui disent : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? »
Présent et absent
La description ne laisse pas de doute. La tempête est effroyable et le danger mortel. Les disciples sont confrontés à la réalité du danger et de la mort. Les eaux tempétueuses s’apprêtent à engloutir et la barque et ses passagers. Leurs paroles sont un cri de détresse : Nous sommes perdus ! Et l’image devient saisissante entre la légitime peur des disciples et Jésus, tranquillement assoupi sur son confortable coussin. Deux mondes. Ils sont angoissés, il dort d’un sommeil assimilé ici, par ses disciples, à de l’indifférence. Comment ne pas penser à ces situations graves où le Seigneur paraît absent, silencieux ? Cela ne te fait rien ? Cette supplique pourrait même être celle de Marc et sa communauté au temps des persécutions, et la nôtre aujourd’hui. L’attitude de Jésus peut effectivement surprendre : il est présent et absent à la fois.
Un autre “Jonas”
La scène décrite n’est pas sans lien avec le récit du livre de Jonas1. Ce prophète endormi d’une autre tempête, livra sa vie pour sauver ses compagnons d’infortune, et demeura trois jours dans le ventre d’un poisson avant de revoir la lumière. Jonas suggère déjà la Passion et la Résurrection de Jésus, et l’universalité de son Salut. Comme Jonas s’adressa à la ville païenne de Ninive en vue du pardon et de sa conversion, l’Évangile fait route vers un territoire païen. Ainsi décrite, la figure de Jésus endormi n’est plus celle d’un passager ordinaire.
>> Jonas, le prophète rétif (podcast)
Le règne de la parole (4,39-41)
4, 39 Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence, tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme. 40 Jésus leur dit : « Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? » 41 Saisis d’une grande crainte, ils se disaient entre eux : « Qui est-il donc, celui-ci, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? »
Parole apaisante
Quand l’endormi s’éveille, tout change. Sa parole chasse la tempête comme elle a chassé le mal et les esprits impurs. Bien plus, à travers le vent et la mer, c’est la mort qui est vaincue. On intitule souvent ce récit la tempête apaisée nous focalisant sur l’aspect merveilleux du miracle de Jésus sur la mer. Mais en premier lieu – et nous l’oublions vite – sa parole sauve les passagers d’une mort, inéluctable il y a quelques instants. Les disciples sont vivants grâce à lui. Jésus sauve. Il n’empêche pas les tempêtes : la mer et le vent ont assailli la barque malgré sa présence à bord. Et les disciples ont vécu dans leur chair ce dangereux déferlement contre leur embarcation. Seule la parole de Jésus rétablit le calme et la paix. Mais pas de n’importe quelle manière.
À la gouverne
Cette parole est à la poupe, autrement dit à la gouverne2. Tel un timonier, la parole de Jésus dirige la barque des disciples en toute sûreté. Cependant, Jésus indique le manque de foi de ses disciples. Comptant sur leurs seules compétences, ils avaient pris Jésus à bord comme un passager que l’on transporte. Les rôles s’inversent : Jésus prend le commandement. Ils l’avaient réveillé en l’appelant maître (plus exactement didascale, l’enseignant). Jésus n’est ni un simple passager, compagnon de voyage, ni un maître de sagesse, pas même un prophète, ni un guérisseur. Sa parole exprime l’autorité même de Dieu qui règne et gouverne sur toute la création, depuis le fond de la mer jusqu’au vent du ciel. Comme Dieu, Jésus parle et il en fut ainsi (Gn 1). Il révèle sa souveraineté divine en vue d’un salut : Ps 106/107, 28 Ils crièrent au Seigneur dans leur détresse, et il les a tirés de leurs angoisses : 29 il a réduit la tempête au silence, et les vagues se sont tues. 30 Ils se sont réjouis de ce retour au calme et Dieu les a guidés au port désiré.
La parole du Christ a toute l’autorité de la parole de Dieu. Celle qui crée et donne vie. Laisser la parole dormir sur une étagère, sur un ambon, et surtout dans sa vie, revient à vouloir mener sa barque sans lui. Réveiller la Parole signifie non seulement l’écouter mais aussi la laisser agir à la gouverne de son Église et de nos vies. Alors, où donc est notre foi en sa parole et en lui ? Qui est-il donc, ce beau parleur en paraboles, ce thaumaturge à succès ? Qui est-il donc celui-ci, à qui le vent et la mer obéissent ? Jésus échappe à la mainmise de ses disciples… il y a encore beaucoup à découvrir de lui.
- En résumé (mais il faut lire le récit ou écouter la série du podcast) : Refusant la mission que Dieu lui donne pour Ninive, ville païenne, le prophète s’embarque pour une destination opposée. Mais Dieu envoie une tempête et son navire est en danger. Pendant que les marins s’activent, puis en dernier recours prient, Jonas, lui, dort. Pour apaiser la tempête et sauver ses païens compagnons d’infortune, Jonas, sachant l’origine de la tempête, se sacrifie en se jetant à la mer. Dieu envoya un gros poisson pour l’avaler. Trois jours durant, Jonas priera avant d’être recraché sur une plage pour terminer sa mission. ↩︎
- Sur les navires antiques, les deux gouvernails sont à l’arrière du navire, à la poupe. La précision de Marc n’est pas de l’ordre de l’anodin. La place de Jésus est celle d’un timonier ou d’un pilote qui a pour fonction de prendre les gouvernes et diriger le navire pour le mener, en sûreté, à bon port. ↩︎
@François: Bonjour, un grand merci pour votre réponse et pour cette interprétation des autres barques, que je trouve très intéressante et qui alimente ma réflexion. C’est un détail mais je pense que les détails ne sont pas là par hasard. Comme vous le dites, ces barques sont là pour que nous y prenions place, pour que nous suivions Jésus nous aussi. Et comme tous ceux qui le suivent, le chemin ne sera pas sans risque, ni de tout repos. Et c’est sans doute précisément dans ces conditions, que la foi et la prière (comme à Gethsémani) deviennent les éléments-clés de notre cheminement. Encore un grand merci pour votre éclairage. Au plaisir de vous lire aux détours de vos articles. Bien cordialement. Sylvie.
@Sylvie: Je vous remercie pour l’intérêt que vous manifestez à l’égard de ce blog. J’ai aimé votre manière de relier la tempête sur le lac à Gethsémani – un autre type de tempête.
Vous posez la question des “autres barques” avec lui, au début de ce passage et qui ont “disparu” par la suite. Il y a deux manières de répondre à cette évocation. Marc écrit son évangile à partir de matériaux, de traditions qui l’ont précédé. Sans que l’une d’elle faisant mention de plusieurs barques lors de cette tempête. Marc en aurait la trace.
Mais il nous faut aller plus loin. Certes, cel n’est qu’un détail. Mais Marc aime ce genre de petit détail qui nous pose question. Je vous donne mon avis – et sans doute y’en a-t-il d’autres. Ces autres barques sont probablement présente pour que les lecteurs et auditeurs de l’évangile y prenne place. Marc connait les drames de sa communauté, les tempêtes de persécutions, de trahisons, de divisions… Ces tempêtes qui sont encore les nôtres. A la suite des disciples et apôtres, aux côtés d’un Jésus qui semble endormi, il y a NOS barques, celles des disciples d’aujourd’hui, appelés aussi à – je vous cite – “ne pas compter sur nos seules forces”, ni à “laisser la Foi et l’Amour dormir en nous”.
Cher François, je vous remercie sincèrement et chaleureusement pour votre blog que je découvre et pour l’éclairage que vous apportez aux épisodes de l’évangile. J’ai découvert votre blog en cherchant à comprendre l’épisode où Jésus était assoupi dans la barque de ses disciples. Je me questionnais sur le “reproche” de Jésus sur le manque de foi de ses disciples. Je l’ai mis en parallèle avec son agonie aux jardins des Oliviers (merci également pour vos explication sur ce passage) et dans un premier temps, j’avais du mal à saisir la demande de Jésus faite à ses disciples, leur demandant de veiller avec lui. En effet, dans l’épisode de la barque, il me semblait dans un premier temps que Jésus leur reprochait de s’inquiéter, et presque, de le réveiller, alors que s’ils avaient eu la foi, ils auraient tous pu traverser sans encombre (peut-être même en se reposant!). Au jardin des Oliviers, Jésus leur reproche de dormir et de ne pas veiller avec lui… si les disciples ont la foi, ne devraient-ils pas rester sereins dans l’épreuve ? En lisant vos explications, j’ai compris que Jésus ne reproche pas aux disciples de l’avoir réveillé, mais d’avoir fait de lui un simple passager, comptant sur leurs seuls forces. Comme Pierre, assurant à Jésus qu’il ne le trahirait pas, comptait sur ses seules forces. Or, au Jardin des Oliviers, Jésus leur dit : “Veillez et priez, afin de ne pas entrer en tentation”. Car il savait que Pierre ne saurait réussir seul, qu’il lui fallait être éveillé pour demander la force du Père, tout comme les disciples ont eu raison de le réveiller sur la barque, afin qu’il redevienne le commandant du bateau, voire des éléments. En réalité, ces textes se rejoignent : nous ne devons pas laisser l’Amour et la Foi dormir en nous : il faut les réveiller, et demander avec confiance, savoir tout remettre au commandant de nos vies.
Si vous avez d’autres précisions sur ces très beaux épisodes, je serai ravie de les lire.
Je m’interroge notamment sur la précisions se trouvant dans le texte de Marc : “il y avait d’autres barques avec lui…” Que signifie cette précision ? D’autres barques avec d’autres personnes ont-elle suivi l’embarcation de Jésus et ses disciples ? Merci par avance pour vous éclaircissements ! En vous souhaitant de très belles fêtes de Noël.