L’envoi des 72 disciples (Lc 10,1-24)

Parallèles en fonction des péricopes

14ème dim. ord. (C) Lc 10,1-12.17-20
Saint Luc (18 oct.) Lc 10,1-9

La mission des soixante-douze disciples est un récit propre à l’évangéliste Luc. Si le passage semble reprendre celui de l’envoi des Douze, il se situe dans une section concernant la qualité du disciple de Jésus. La mission donnée fait se confronter les nouveaux apôtres au risque de la mission.

Les instructions données aux soixante-douze disciples sont plus développées que celles qu’avaient reçues les Douze (9,1-6), même si l’on y retrouve les mêmes éléments : le don de l’autorité sur les démons, la mission d’annoncer le règne de Dieu et de guérir les malades, l’envoi dans le dépouillement, et l’invitation à demeurer dans les maisons qui les accueillent.

Chez Luc, la mission de ces soixante-douze disciples est le reflet du champ missionnaire des communautés chrétiennes. Le récit précise le contexte plus difficile sur ce nouveau chemin de mission. Il développe ainsi la question de l’accueil dans les maisons et ajoute la mention des villes à propos de l’annonce du Règne de Dieu. L’envoi des soixante-douze évoque l’aujourd’hui de la mission. Le nombre soixante-douze représente, par ce multiple de six, le déploiement postpascal de la mission des Douze.

Envoi des Douze en mission, santa maria del carmine, Chapelle Brancacci, Florence, 1425

Chemin et mission universelle (10,1-4)

10, 1 Après cela, parmi les disciples le Seigneur en désigna encore soixante-douze, et il les envoya deux par deux, en avant de lui, en toute ville et localité où lui-même allait se rendre. 2 Il leur dit : « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. 3 Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. 4 Ne portez ni bourse, ni sac, ni sandales, et ne saluez personne en chemin.

Soixante-douze

Soixante-douze disciples, envoyés deux par deux pour le précéder dans les villes, cela fait donc au moins 36 localités : plus que les villages bordant la route qui mène Jésus à Jérusalem, et beaucoup plus que le nombre de villes décrites en Luc. C’est le monde d’aujourd’hui qui est ici l’espace missionnaire. Le nombre soixante-douze (ou soixante-dix selon des manuscrits) rappelle aussi les soixante-dix nations couvrant le monde habité en Gn 10. Ce nombre est celui d’une plénitude, d’une moisson abondante qui les attend. Les versets 13-16 évoqueront la dimension universelle avec les villes de Tyr et de Sidon. La tâche peut paraître démesurée voire décourageante : les ouvriers sont peu nombreux.

Mais faut-il prier le maître de la moisson pour avoir plus d’ouvriers ? Ou bien, à l’image des cinq pains et deux poissons donnés en nourriture pour 5000 hommes, la prière souligne-t-elle ce que le Seigneur est capable de faire à travers le peu d’ouvriers ?

Au milieu des loups

Ils ne sont pas seulement peu nombreux, ils sont aussi pauvres et dans un environnement plus dangereux comme des brebis au milieu des loups. Ils n’ont rien à emporter sinon la Parole du maître de la moisson, sa force de guérison… Ils œuvrent ainsi non pour eux-mêmes mais pour le Seigneur. Voilà leur chemin, dont la première destination, la maison, ne supporte aucun retard : pas le temps de faire de longues salutations.

Gérard de Lairesse, institution de l'Eucharistie, 1665

La maison et les amis de la Paix … du Christ (10,5-7)

10, 5 Mais dans toute maison où vous entrerez, dites d’abord : ‘Paix à cette maison.’ 6 S’il y a là un ami de la paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle reviendra sur vous. 7 Restez dans cette maison, mangeant et buvant ce que l’on vous sert ; car l’ouvrier mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison.

La maison et la ville

Le récit de la mission des soixante-douze disciples distingue deux lieux : la maison et la ville. À la maison revient le thème de la Paix, à la ville l’annonce du Règne et les guérisons. Pourquoi cette différence ? La maison est le lieu du cercle domestique et familial. Mais elle est, aussi, le lieu où se rassembleront les chrétiens, les amis de la Paix du Christ, pour célébrer l’eucharistie, à l’occasion du repas du Seigneur. C’est, à mon avis, en ce sens qu’il convient d’entendre ce terme de maison.

Le texte n’évoque d’ailleurs aucun acte missionnaire comme une proclamation ou des guérisons, seulement l’hospitalité en guise de salaire de ces ouvriers. La Paix désigne ici cette pleine communion qui doit unir les hôtes à leurs compagnons, tous disciples du Christ, dans le partage et le soutien.

Selon Luc, la première mission des missionnaires d’aujourd’hui est de rejoindre d’abord les communautés locales, du moins celles qui acceptent d’aider ces va-nu-pieds de l’Évangile à la proclamation du Règne. Si la mission s’origine dans la Parole du Christ : Allez, je vous envoie…, elle comporte aussi une dimension ecclésiale. Pas de mission sans communion pourrait-on ainsi résumer.

Eustache Le Sueur, prédication de saint Paul à Ephèse, 1649

Des villes pour le Règne de Dieu (10,8-12)

10, 8 Dans toute ville où vous entrerez et où vous serez accueillis, mangez ce qui vous est présenté. 9 Guérissez les malades qui s’y trouvent et dites-leur : ‘Le règne de Dieu s’est approché de vous.’ » 10 Mais dans toute ville où vous entrerez et où vous ne serez pas accueillis, allez sur les places et dites : 11 ‘Même la poussière de votre ville, collée à nos pieds, nous l’enlevons pour vous la laisser. Toutefois, sachez-le : le règne de Dieu s’est approché.’ 12 Je vous le déclare : au dernier jour, Sodome sera mieux traitée que cette ville. »

Au dernier jour, en dernier lieu

C’est aux villes que la mission est destinée. Celle-ci ne se fait pas d’emblée par la proclamation publique. La première étape souligne l’importance de l’accueil, du repas ordinaire partagé, c’est-à-dire de l’échange bienveillant. La mission ne s’impose pas, elle entre d’abord dans l’ordinaire des gens. Les guérisons opérées ne peuvent dès lors être confondues avec des miracles destinés à impressionner, obligeant à la croyance. Ils sont donnés pour être les signes de la miséricorde et du réconfort que le Règne de Dieu vient apporter dans la foi. Ce Règne s’approche pas à pas, délicatement, se fait proche, amicalement, par l’attitude même de ces ouvriers missionnaires. Ils laissent ainsi le Christ agir profondément dans le cœur de chacun. La proclamation dans l’espace public ne vient qu’en dernier lieu, telle une mise en garde à la manière du prophète Jonas traversant la ville païenne de Ninive (Jon 3), en vue d’une conversion au Salut du Christ.

Alexandre Ivanov 1850

Malheureuse Corazine (10,13-16)

Parallèle : Mt 11,21-27

10, 13 Malheureuse es-tu, Corazine ! Malheureuse es-tu, Bethsaïde ! Car, si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps que leurs habitants auraient fait pénitence, avec le sac et la cendre. 14 D’ailleurs, Tyr et Sidon seront mieux traitées que vous lors du Jugement. 15 Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu’au ciel ? Non ! Jusqu’au séjour des morts tu descendras ! 16 Celui qui vous écoute m’écoute ; celui qui vous rejette me rejette ; et celui qui me rejette rejette celui qui m’a envoyé. »

Corazine, Bethsaïde et Capharnaüm

Dans ce discours de Jésus aux soixante-douze disciples, Luc fait mémoire du rejet de l’incroyance de villes, qui en dépit des miracles, n’ont pas accueilli la Bonne Nouvelle, ou l’ont rejeté. Et au rejet de la Galilée, répond l’accueil favorable des nations symbolisé par Tyr et Sidon.

Aucun évangile n’évoque la ville de Corazine, sise à 4 km au nord de Capharnaüm, dans la géographie du parcours de Jésus en Galilée. Seuls ces versets, communs avec Matthieu (Mt 11,21), indiquent un possible passage du Nazaréen en cette ville. Passage qui n’est guère resté dans la mémoire : en raison de leur rejet ou de leur désintérêt pour ce Galiléen ? Il est difficile de le savoir. Cependant, Luc a déjà mentionné la ville de Bethsaïde, à 5km à l’est de Capharnaüm, qui, dans son évangile, fut le lieu de la multiplication des pains (9,10-17). Ainsi, la mention de Bethsaïde rend compte du rejet de l’Évangile malgré la grandeur signe offert : une multiplication des pains, à l’image du prophète Élisée (2R 4,42-44), et d’une manne offerte aux Hébreux (Ex 16). L’activité miraculeuse n’est pas la garantie d’une réelle conversion. Même la privilégiée Capharnaüm, au nombre de récits qui la concerne, semble avoir été sourde, par la suite, à l’annonce de la proclamation de l’Évangile.

La conversion à la venue du Christ de Dieu n’a pas eu lieu – et ce rejet doit aussi s’entendre avec l’association de la Passion du Fils de l’homme, évoquée précédemment (9,41-42). Ces mentions du rejet font davantage référence à la situation postpascale des églises. Le berceau galiléen de Jésus semble avoir été réticent à l’annonce de l’évangile par les disciples du Christ Ressuscité. Plus largement, Luc vise-t-il aussi la difficulté de la Bonne Nouvelle à être accueilli au sein même du Judaïsme ?

Pire que Tyr et Sidon

Les villes de Tyr et de Sidon, à l’inverse, veulent souligner l’accueil favorable des nations païennes. Ces villes furent déjà mentionnées, chez Luc, lors du rassemblement des multitudes, venant de toute part pour écouter Jésus et bénéficier de ses guérisons (6,17). Mais, ces deux cités phéniciennes font aussi mémoire de l’activité prophétique d’Élie à Sarepta (1R 17), mentionné par Jésus lors de la prédication à Nazareth (4,21-30) avec la guérison de Naaman, le syrien. Le rejet par les siens et l’accueil favorable des nations y étaient déjà évoqués. L’annonce du Jugement place celles et ceux, quoi que témoins des paroles et des gestes de Jésus, dans une mauvaise posture.

Le sermon sur la Montagne, Guillaume_Fouace, église ND, Montfarville, France, 1878

Le retour des disciples du Christ victorieux (10,17-20)

10, 17 Les soixante-douze disciples revinrent tout joyeux, en disant : « Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom. » 18 Jésus leur dit : « Je regardais Satan tomber du ciel comme l’éclair. 19 Voici que je vous ai donné le pouvoir d’écraser serpents et scorpions, et sur toute la puissance de l’Ennemi : absolument rien ne pourra vous nuire. 20 Toutefois, ne vous réjouissez pas parce que les esprits vous sont soumis ; mais réjouissez-vous parce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux. »

En ton nom

« En ton nom » : le Mal et le Malin ont été vaincus non par les qualités ou la puissance des disciples, mais par le nom de Jésus. Il ne s’agit pas d’une formule magique à prononcer à tout va. Le nom désigne ici toute la personne de Jésus, tout son mystère depuis l’incarnation (Lc 1) jusqu’à la Passion (Lc 22-24), depuis le Galiléen jusqu’au Ressuscité. C’est le Christ et Fils de Dieu qui est le vainqueur de la mission (et non ses apôtres). On notera que ce compte-rendu de mission ne fait nullement allusion au nombre de convertis. La mission n’est pas destinée à remplir une comptabilité, ni même des églises, elle est décrite comme une victoire sur le Mal, comme un Salut pour le monde.

Peu nombreux, peu fortunés, les disciples trouvent leur joie, moins dans leur succès potentiel, que dans leur fidélité à la Parole. Leurs noms, anonymes aux hommes, c’est-à-dire sans gloire humaine et mondaine, ne sont pas oubliés du Seigneur qui connait l’attachement de ces humbles ouvriers au Christ et au Règne de Dieu.

Ce que tu as caché aux sages (10,21-24)

Parallèle : Mt 11,21-27

10, 21 À l’heure même, Jésus exulta de joie sous l’action de l’Esprit Saint, et il dit : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. Oui, Père, tu l’as voulu ainsi dans ta bienveillance. 22 Tout m’a été remis par mon Père. Personne ne connaît qui est le Fils, sinon le Père ; et personne ne connaît qui est le Père, sinon le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler. » 23 Puis il se tourna vers ses disciples et leur dit en particulier : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! 24 Car, je vous le déclare : beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous-mêmes voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu. »

Joie et action de l’Esprit

À cette joie promise aux serviteurs de l’Évangile, fait écho la joie de Jésus. Celle-ci prend sa source dans l’Esprit Saint, autrement dit le dessein divin (3,21-22). Ce dernier rencontre un accueil favorable auprès des tout-petits, tandis que, paradoxalement, les sages et les savants, quoique pétris d’Écritures, sont incapables de reconnaître la manifestation du Christ et du Règne de Dieu.

La mission du Fils n’est autre que le dessein du Père, tous deux unis, en pleine communion. Ainsi, selon Luc, la foi en Christ, jusqu’en son abaissement, offre à tous ceux qui croient, en particulier aux plus petits, de contempler le dessein de salut du Père espéré par les prophètes. Le Règne de Dieu se donne désormais à voir et à entendre en Jésus-Christ.

François BESSONNET
François BESSONNET

Bibliste et prêtre (Vendée). → bio

Un commentaire

  1. Merci de partager vos connaissances sur la parole de Dieu dans la simplicité et abordable a tous
    Bien en communion
    Fraternellement en Christ
    Ghislaine

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.