De Matthieu à l’Évangile, présentation

Il est bon de nous rappeler les enjeux d’un évangile et en particulier celui de Matthieu. Ce préalable va nous permettre de souligner l’importance que donne l’évangéliste à l’accomplissement des Écritures. Ou de quelle manière l’évangile selon Matthieu associe-t-il la figure de Jésus à celle du dessein de Dieu dans l’histoire de Salut : rupture ? continuité ? nouveauté ?…

El Greco, Saint Matthieu, 1614

Les évangiles et le Nouveau Testament

L’évangile selon Matthieu ouvre le Nouveau Testament. C’est le premier des évangiles selon la disposition traditionnelle. Avant la réforme liturgique du Concile Vatican II (1962-65), les messes dominicales ne proposaient à entendre que des passages de celui-ci (en dehors de certaines fêtes). Aujourd’hui, avec le cycle triennal des lectures bibliques, il est proclamé une année sur trois, l’année liturgique A1.

Qu’est-ce qu’un évangile ?

Les évangiles ne constituent pas les premiers écrits du Nouveau Testament que sont ceux de saint Paul qui écrivit ses lettres dans les années 50. La rédaction des évangiles, tels que nous les connaissons aujourd’hui, se situerait entre les années 68/70 et 90/95, soit plus de 40 ans après la crucifixion de Jésus. Mais avant d’être un ou quatre livres, l’évangile est d’abord un genre littéraire.

Le mot évangile vient du grec euangélion (εὐαγγέλιον) qui signifie heureux message, bonne nouvelle. Il traduit l’hébreu besôra (בְּשֹׂרָה), utilisé pour l’annonce d’une victoire d’un roi (2S 18,19) et plus tardivement de Dieu (Is 52,7).

2S 4,10 Celui qui m’a annoncé la mort de Saül croyait être porteur d’une bonne nouvelle, et je l’ai saisi et exécuté à Çiqlag, pour le payer de sa bonne nouvelle!

Annoncer une bonne nouvelle est un donc une expression qui est toujours à prendre, dans le premier testament, en un sens politique, royal et militaire : une victoire (ou un échec) dans une bataille, la mort décisive d’un adversaire. On retrouve ces éléments dans les livres de Samuel et des Rois. Les livres des psaumes ou des prophètes vont, quant à eux, utiliser ce vocable politique pour l’attribuer à Dieu et sa victoire sur le mal (du moins en espérance).

Le terme euangélizô ( εὐαγγελίζω, annoncer une bonne nouvelle) devient dès lors la promesse d’un règne de Dieu, victorieux de tout mal et de toute injustice, et rassemblant à Sion les enfants dispersés d’Israël suivis par les toutes les nations. Ces victoires et ce règne de Dieu attendus ne vont pas non plus sans jugement : le messager de la bonne nouvelle, associé à la figure du messie, vient rendre et rétablir la justice divine.

Évangile est donc synonyme de victoire sur les adversaires, sur les injustices et sur le mal. Nous pouvons dès lors nous poser la question : pourquoi avoir associé ces termes à la personne de Jésus-Christ ? Pouvons-nous, à propos de Jésus, parler de victoire militaire et politique ? de la fin de toute injustice et de tout mal ? Pouvons-nous voir en Christ Jésus la victoire de Dieu, alors que se dresse la croix, c’est-à-dire l’échec supposé d’une mission ? Saint Paul peut nous éclairer sur ce point.

Chez Paul, le contenu de l’évangile devient une source d’une vie radicale ordonnée au Christ dont il est lui-même, par sa vie, l’apôtre et missionnaire. Dans ses lettres, l’évangile y désigne tout autant sa prédication que l’action de Dieu au cœur même du croyant et de la communauté. Pour Paul cette révélation du Seigneur, se manifeste pleinement en Christ et en Christ crucifié. En cela, Paul, tout après lui comme les quatre évangélistes, met le Christ (et le Christ crucifié) au cœur de leur foi. L’évangile désigne l’intervention de Dieu dans l’histoire des hommes de manière décisive (par la croix et la résurrection). Cette action de Dieu s’effectue par son Christ et Fils, Jésus, en vue d’une délivrance pour son peuple. En cela, il s’agit bien pour Paul d’une victoire de Dieu, donnée de manière gracieuse.

Rm 5,21 ainsi, de même que le péché a régné dans la mort, de même la grâce régnerait par la justice pour la vie éternelle par Jésus Christ notre Seigneur.

Rembrandt, The descent from the cross, 1632/1633

La singularité des évangiles et leur dessein (Lc 1 et Jn 20)

Un évangile n’a pas pour but de rendre compte d’une manière précise, bructa facta, de la vie de Jésus : de présenter les événements dans un ordre chronologique précis. Les évangélistes ne sont pas des greffiers qui notaient tout ce qui se passaient durant la vie de Jésus. Ils ont procédé à un choix d’événements qui leur a été transmis dans la foi (Tradition) et qu’ils ont ordonné de manière à rendre compte non pas de la vie chronologique de Jésus, mais à affirmer que Jésus est bien le Christ, le Fils de Dieu, sauveur… Leur but n’est pas uniquement biographique (au sens moderne du terme) mais théologique. Ou plutôt disons que les éléments biographiques (parfois interprétés) sont au service d’une théologie, d’une proclamation de foi, une bonne nouvelle !

Lc 1,1 Puisque beaucoup ont entrepris de mettre en ordre une narration des affaires qui ont été accomplis parmi nous (avec certitude), 2 d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et (ceux) qui sont devenus serviteurs de la parole, 3 il m’a paru bon, à moi aussi, ayant suivi attentivement avec rigueur tout à partir des origines, d’en écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile, 4 afin que tu puisses reconnaître la solidité des catéchèses que tu as reçues.

Jn 20, 30 Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas rapportés dans ce livre. 31 Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom.

L’un des Douze ?

Selon Matthieu : cette signature (ou ce titre) n’est pas de l’auteur lui-même. Nous ne possédons pas le premier manuscrit écrit de la main même de l’auteur. Cependant, la tradition l’a très tôt attribué à l’apôtre Matthieu. Au 2ème siècle Saint Irénée de Lyon en fait mention. Son auteur serait l’un des Douze apôtres, Matthieu, ancien collecteur d’impôt de Capharnaüm qui aurait répondu à l’appel de Jésus :

Mt 9,9 Comme il s’en allait, Jésus vit, en passant, assis au bureau des taxes, un homme qui s’appelait Matthieu. Il lui dit: « Suis-moi. » Il se leva et le suivit.

Par la suite, Jésus l’aurait appelé à faire parie des Douze Apôtres

Mt 10,1 Ayant fait venir ses douze disciples, Jésus leur donna autorité sur les esprits impurs, pour qu’ils les chassent et qu’ils guérissent toute maladie et toute infirmité. 2 Voici les noms des douze apôtres. Le premier, Simon, que l’on appelle Pierre, et André, son frère; Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère;  3 Philippe et Barthélemy; Thomas et Matthieu le collecteur d’impôts; Jacques, fils d’Alphée et Thaddée; 4 Simon le zélote et Judas Iscariote, celui-là même qui le livra.

Nous savons trop peu de choses de ce Matthieu – dont le nom signifie don de Dieu – auquel a été attribué ce premier évangile, premier dans l’ordre d’apparition.

Comment Matthieu a-t-il écrit son évangile et à quelle période ?

Trois évangiles sont qualifiés de synoptiques, du grec sunopsis (σύνοψις vue d’ensemble ). Effectivement ces trois écrits peuvent être lu en parallèle, ou presque. Ils possèdent des épisodes communs, ce qui est normal pour un livre qui raconte le ministère de Jésus, sa passion et sa résurrection. Ils sont aussi parfois des divergences (ce qui demeure encore compréhensible). Mais, surtout, ils ont de nombreux passages similaires utilisant le même vocabulaire, la même phraséologie,… qu’on accuserait aujourd’hui de “copier-coller”.

L’antériorité de Matthieu a longtemps prévalu. Saint Augustin (IVe-Ve s.) affirmait sa préséance sur les autres évangiles. Et l’on a même considéré Marc comme le résumé de Matthieu, tant les correspondances littéraires sont importantes. Mais est-ce si simple ? Car l’interdépendance des trois évangiles synoptiques a toujours posé questions.

Au XIXè s. va apparaître un nouveau modèle. Selon cette hypothèse, dite des deux sources, l’évangile selon Marc serait le plus ancien, et celui sur lequel Matthieu et Luc vont s’appuyer. D’autre part, les passages communs entre Matthieu et Luc sont si abondants qu’ils pourraient provenir d’une autre source que Marc. Cette source sera dénommée Q (de l’allemand quelle, source).

Guido Reni, Saint Matthieu et l'ange, 1640

Les particularités de l’évangile de Matthieu et sa communauté

La question n’est plus donc qui est le Matthieu à l’origine de l’évangile, mais : quel est l’originalité de l’évangile selon Matthieu ? Un des traits caractéristiques de Matthieu est sans doute ses accents sémites. Soyons clairs, tous les évangiles possèdent des expressions ou des termes hébreux ou araméens. Certains versets semblent aussi être la traduction littérale, mot à mot, d’une phrase hébraïque. Mais en plus de ces points communs présents chez l’évangéliste, on distingue chez lui des formules sémitiques particulières, notamment sur le nom de Dieu souvent remplacé par le mot ciel comme dans la tradition juive où l’on ne prononce pas le mot Dieu [Yahvé].

On peut déjà en déduire que l’auteur, mais aussi ses destinataires, est de culture juive. Matthieu et sa communauté seraient donc des judéo-chrétiens, c’est à dire des chrétiens juifs de naissance comme le furent tous les premiers disciples de Jésus (Pierre et les Douze, Paul, Marie…) La tradition place la communauté chrétienne de Matthieu, en Syrie dans ces communautés juives importantes d’Antioche sur l’Oronte notamment, et cela vers la fin du Ier s. (vers les années 80).

Mais sans doute, ce qui fait la caractéristique principale de l’évangile de Matthieu est son rapport aux Écritures Saintes.

Christ Preaching at Capernaum, Maurycy Gottlieb, 1879

La place des Saintes Écritures

Matthieu insiste plus que les autres évangiles synoptiques sur le rôle des Ecritures (du Premier Testament). On peut souligner l’importance d’ailleurs donnée aux deux grands volets des Écritures : la loi et les Prophètes. Il cite ou évoque beaucoup de passages bibliques afin d’assurer la continuité entre les Écritures et Jésus. Ainsi dans l’évangile de Matthieu, Jésus devient explicitement un défenseur de la Loi, de toute la Loi :

  • Mt 5, 17 N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes: je ne suis pas venu abroger, mais accomplir.
  • Mt 5, 18 Car, en vérité je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’ i ne passera de la loi, que tout ne soit arrivé.  19 Dès lors celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux; au contraire, celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le Royaume des cieux.
  • Mt 7, 12 « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux: c’est la Loi et les Prophètes.

Jésus, selon Matthieu, est un juif qui connaît la Torah de Moïse et les autres écrits des prophètes. Cette insistance sur le lien entre Jésus et les Écritures n’est pas seulement le fait d’une culture. Il s’agit de défendre la continuité entre la foi en Jésus-Christ et la foi juive, probablement face à des dissensions entre juifs de la synagogue.

Les récits de Matthieu, on y reviendra, visent donc à conforter les chrétiens juifs dans leur foi et leur attachement à la Loi. Cependant, cette obéissance à la Loi de Moïse reçoit un nouveau nom qu’est celui d’accomplissement. Jésus vient non pas abolir mais accomplir la Loi et les prophètes, c’est-à-dire les Écritures ou pour le dire autrement la volonté de Dieu telle qu’elle se trouve dans les Écrits de Moïse (Loi, Torah) et des prophètes.

A propos du verbe accomplir, sur lequel nous reviendrons régulièrement, il convient d’en préciser la définition. Dans un premier temps, lorsqu’on affirme que Jésus vient accomplir les écritures, on pense, à raison, que Jésus fait ce que les prophètes avaient annoncé. Mais cette définition de l’accomplissement des Écritures serait incomplète sans son pendant : Jésus vient accomplir, parachever les Écritures. Par ses paroles, ses actes, sa vie et sa passion, Jésus vient donner sens à toute l’Écriture. Il oblige à la relire à frais nouveau.

Le sermon sur la Montagne, Guillaume_Fouace, église ND, Montfarville, France, 1878

Une organisation de l’évangile

Matthieu se caractérise par ses accents sémitiques, par son insistance sur l’accomplissement mais aussi dans la manière d’organiser son évangile. Sans nous engager dans les détails, on peut les distribuer en cinq grandes parties faisant suite à un prologue .

  • PROLOGUE : L’enfance et la préparation du ministère de Jésus (1,1-4,16)
  • PARTIE I : En Galilée, Jésus, le messie, inaugure le Royaume des cieux (4,16-11,1)
  • PARTIE II : En Galilée, incrédulité et foi (11,2-16,20)
  • PARTIE III : Montée vers Jérusalem : l’enseignement sur l’Église (16,21-20,34)
  • PARTIE IV : A Jérusalem, le Fils de l’homme juge (21,1-25,46)
  • PARTIE V : À Jérusalem, la Pâque du Fils de l’homme (26,1-28,15)
  • ÉPILOGUE : En Galilée, …avec vous jusqu’à la fin des temps. (28,16-28,20)

Mais c’est surtout la présence de cinq grands discours qui caractérise l’évangile selon Matthieu revêtant Jésus des qualités d’un maître, d’un enseignant.

  • 1er discours : Sur la Loi, discours sur la montagne (5,1-7,27)
  • 2ème discours, sur la mission (10,5-11,1)
  • 3ème discours, en paraboles sur les mystères du Royaume (13,1-58)
  • 4ème discours, ecclésiologique L’Église, les ‘petits’ et le pardon (17,24-18,35)
  • 5ème discours, eschatologique : Royaume et Jugement (24,1-25,46)

Jésus et le disciple selon Matthieu

Il va sans dire que la manière matthéenne de peindre Jésus dans son évangile sera différente des autres. Matthieu a ainsi des points d’insistance que les autres évangiles possèdent mais ne mettent pas forcément en avant.

Qu’est-ce qui différencie le Jésus de Matthieu des autres évangiles synoptiques ?

  1. Son attachement à la Loi et à la tradition juive (cf supra) : Jésus selon Matthieu est un croyant juif qui ne veut nullement abolir la Loi, mais en devient l’interprète majeur.
  2. La place des Nations : Les premiers destinataires sont les membres d’Israël, le salut du Christ attire à lui les Nations païennes (Mages, serviteur du centurion dont Jésus souligne la Foi, de même pour la femme cananéenne, et la mission parmi toutes les nations…). Il ne s’agit pas de renier le Judaïsme. Au contraire, avec l’avènement du Règne, le Messie de Dieu accomplit ici la vocation d’Israël, telle que l’annonçaient les prophètes : être une Lumière pour les Nations (Is 42,6; 49,6; 60,3 ; Ba 5,5).
  3. Pour Matthieu, c’est le Christ qui fait vivre son Église : le Jésus qu’il décrit s’adresse à l’aujourd’hui des communautés. Il est celui qui nous enseigne : souvent traduit par maître, le mot grec didascalos (διδάσκαλος), désigne celui qui enseigne (le didascale). Matthieu insiste sur la pertinence (et l’efficience) de la parole du Christ pour l’aujourd’hui de ses destinataires.
  4. Une Église des petits. Parmi les évangiles, le mot église (ekklesia, ἐκκλησία) signifiant assemblée ne se trouve que chez Matthieu. Or cette église de Matthieu, l’Église du Christ, doit être particulièrement soucieux des plus petits de ses membres.

Le disciple chez Matthieu

Matthieu offre à ses lecteurs un visage du disciple à travers le groupe des Douze ou d’autres disciples. Ainsi le véritable disciple est d’abord celui qui se laisse instruire par le Christ, celui qui se met à l’écoute de sa Parole. Lors de ses grands discours, Matthieu ajoute souvent l’expression : et ses disciples s’approchèrent de lui (5,1 ; 13,10.36 ; 18,1 ; 24,1.3).

Si pour Marc, Jésus devait faire face à l’incompréhension répétée des disciples, pour Matthieu, le disciple est celui qui comprend les paroles : 13,51 ; 16,12 ; 17,13… mais dans l’évangile cette compréhension est encore imparfaite tant que la croix ne sera advenue et que la parole du ressuscité relèvera ses disciples.

Écouter, comprendre, mais aussi mettre en pratique : le disciple est celui qui chez Matthieu met en œuvre la volonté de Dieu comme l’explicite le récit sur la vraie famille de Jésus 12,46-50.

Autrement dit, par son écoute, sa capacité à entendre, comprendre, et à mettre en pratique, le disciple est véritablement celui qui s’approche, qui se fait proche du Christ, qui est capable de nouer une relation unique avec le Christ. Pour Matthieu, Jésus est toujours à l’initiative de cette rencontre pour que le disciple se mette à la suite du Christ.

  1. L’année B, l’évangile de Marc est privilégié avec celui de Jean – l’année C propose une lecture de l’évangile de Luc ↩︎
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